Spoiler:

Malgré les rayons matinaux qui traversaient la fenêtre, il n’était pas encore l’heure d’étouffer les secrets dans la nuit d’un cœur clos. Cet instant, ce réveil, était encore une parenthèse, la fin du souffle d’une confession intime, le silence d’or suivant l’annonce du précieux message. Comme deux protagonistes qui se contemplent, pensifs, en songeant aux mots, scellés d’un pacte de non diffusion qu’ils viennent d’échanger. C’était une pause dans le grand continuum inéluctable du temps, une trêve dans l’ordre des choses et la logique humaine. Alors ce foutu rayon lumineux pouvait aller se faire voir. Rien ni personne n’aurait de contrôle sur ce calme chaos.

C’est pourquoi, Félix passait et repassait encore et encore sa main sur le visage de Jared. A chaque fois que sa peau entrait en contact avec celle de Jared, il revivait en image ce qui s’était passé. Si l’utopie existait, elle devait avoir un goût de ce genre là. Délice et paix, dans une tourmente passionnée. Chaque parcelle de son souvenir était intact, sauvegardé dans sa mémoire éternelle, jusqu’à la moindre nuance de son ressentit. Et il savait que bientôt, il faudrait mimer l’incompréhension. Il était déjà prêt à reprendre le rôle qu’il devait jouer pour préserver les apparences. Il devait geler son cœur, jusqu’à une potentielle prochaine fois, si elle devait se passer. Un tout dernier regarde sur ses lèvres. Un tout dernier baiser. Mais la respiration soudaine de Jared l’empêcha. Il ferma les yeux, et en même temps, la parenthèse…

Félix fut soudainement dégagé. Poussé par un Jared qui n’était pas du matin, il manqua de tomber du lit et se rattrapa à la dernière seconde, conservant les couvertures sur son corps dénudé. Il entendit un bruit mat, et tandis qu’il levait les yeux dans la direction, il reçu en pleine face la lumière du soleil. Il plissa les yeux, éblouis. Et soudain … Mais qu’est-ce que je fais ici ?

La voix tonitruante de Jared le ramena à la réalité. Jared ? Jared ?! Il ne valait mieux pas l’entendre chanter sous la douche dès le matin ! Quoi que … Félix se surprit presque avec horreur à s’imaginer prendre une douche en compagnie de Jared, si bien qu’il secoua ses pensées pour tenter d’y mettre de l’ordre en récitant les décimales de pi dans tous les sens … en même temps. Ordre, contrordre … Jared avait besoin d’un café. Qu’il aille se le faire. Non ?

Félix se sentais malgré tout étonnement serein. Il était presque certain que s’il vivait la situation d’une autre manière, avec un regard extérieur, il serait mort de rire. Ce calme divin qu’il n’avait jamais ressentit de toute sa vie, cette assurance renouvelée comme une seconde peau le rendait presque hilare, bien qu’il le cachait sous un paradoxal faux air de contrariété. Tendant le bras, il vola le caleçon que Jared lui avait « emprunté » pour se dissimuler afin de le récupérer. Mais, réalisant qu’il était nu, il détourna rapidement le regard en lui balançant télékinétiquement le sien.

« Déjà, ça, c’est à moi ! » Fit Félix, gravement.

Il s’extirpa des couvertures, mimant une profonde colère, mais pensant avec amusement choquer, sinon émoustiller Jared. Si le maléfique n’était pas du matin, Félix l’avait toujours été. Et désormais qu’il se sentait étrangement si joyeux … A grands geste d’une rage simulée contenue, Félix se rhabilla, « empruntant » délibérément la chemise de Jared et la laissant négligemment ouverte.

« Tu m’excuseras, mais il semblerait que quelqu’un ait profité de mon état de faiblesse de l’autre soir pour me déchirer la mienne … C’est plus fort que toi Jared hein ? Sauter sur les autres, que ça soit pour les frapper ou les baiser, tu ne peux pas t’en empêcher pas vrai ? » Balança Félix, en sentant leur habituelle rivalité revenir, même si c’était avec un fantôme de pincement au cœur qu’il simulait la méchanceté.

Il restait sur ses gardes. Il y en a qui font du jogging le matin. Félix supposait que la séance de sport risquait d’être un peu plus intense que ça …

« Stop. »

Ce fut comme un mot magique. Comme une formule écourté. On dit de la magie qu'il en existe une rarissime, ancienne et redoutable qui s'affranchissait des mots. Connectée aux dieux, mystique et hermétique, elle allait bien au delà de l'entendement humain. Mais c'était plus fort que cela. C'était une prière, un appel sans espoir de réponse, un ordre sans instruction. C'était simplement un mot, comme beaucoup disent « je t'aime » ou « je meurs » à certaines occasions uniques. Ici, ce mot lança comme une trêve, dans l'espace et le temps.

Flottant à quelques centimètres du sol, figés dans un univers étrange où la gravité n'avait plus de pouvoir, Félix était bousculé en son fort intérieur par les coups qu'il avait reçu. Chaque heurts, chaque echymoses, étaient aussi douloureux que s'il prenait encore et encore des coups de Jared, armé d'un couteau. La joie s'était évaporé. Il avait sentit dans cette colère comme une sorte de détresse. Une détresse infinie. Cela semblait allait bien au-delà d'un simple sentiment d'abandon, de séparation ou de rivalité. C'était quelque chose d'autre, sur quoi notre expert en psychologie ne pouvait mettre un mot.

Un mince filet de sang sortit doucement du coin de sa bouche tandis que ses mains avaient agrippés les poignets de Jared pour les immobiliser. Il se sentit mal, comme s'il sombrait dans un gouffre sans fond, plongé dans une obscurité qui lui dévorait l'âme toute entière. Et pourtant, dans sa torpeur, il perçu des images. Lui. Jared. Ensembles. Un. Des plaisirs. Des soupirs. Des râles. Des caresses. Des tendresses. Du bonheur. Une bataille. Une double victoire. L’apaisement. Une larme vint à la rencontre du filet de sang sur son visage.

Jared était nu en face de lui. La rage ravageait son visage. Derrière, les rayons du soleil matinal perçait les fenêtres. Qu'il aurait aimé voir ce visage sourire ! Qu'il aurait aimé pouvoir lui sourire en retour. Passer de nombreuses nuits comme celle-ci. Vivre dans un monde où la magie n'avait pas autant d'importance. Supprimer tout danger. Et aussi toutes les nymphes qui venaient flairer de trop près le dinosaure de Jared …

Mais un secret, un orgueil, peut-il se libérer d'un claquement de doigt ? Peut-on faire table rase du passé avec l'aisance d'un oiseau pour son premier envol ? Est-il possible de revenir sur ce qui a été fait et de le transformer du jour au lendemain ? Parles, Jared, parles ! Dis-moi tout … dis-moi ce que tu ressens vraiment bon sang ! S'il te plait … pitié …

« Je n'étais pas faible ... »

Il ne savait pas quoi dire. Il était décidément toujours en situation d'ignorance. Nul n'a encore écrit de livre explicatif parfait sur les émotions. Encore moins quand elles se compliquent avec des histoires de magie. Et quelle magie … Félix était perdu. Perdu ici, en lui-même, en face de Jared, de ses beaux yeux qu'il dévorait des siens. Sans crier gare, mais tendrement, il l'embrassa une seconde.

« Expliques-moi ... »

Expliquer quoi ? Tout. Rien. Les deux. L'ensemble. La vie. La mort. Le néant. Le monde. L'amour. La haine. Eux. Lui. La nuit. Le jour. La folie. L'amour.

La douleur lui perfora les doigts. On eut dit un véritable couteau imbibé d'acide sulfurique. En réalité, c'était comme si le sang lui dégoulinait des phalanges, les métacarpiens comme en miettes, et l'impression d'être franchement ridicule. Montrer sa douleur ? Et puis quoi encore ? Il préférait presque être fier d'avoir mal, faire de ses grimaces dissimulées une sorte de trophée. Avouer sa faiblesse était inimaginable. Ce n'est que lorsque Félix remarqua la haine qu'il avait envers lui-même qu'il comprit. Empathie. Aïe.

C'était donc ça. Ce feu, ce brasier incandescent contre lequel il luttait depuis quelques minutes. Une crainte l'effraya : était-il vraiment attiré par Jared (autant qu'il le haïssait puisqu'il était son bourreau) ou n'était-ce qu'un effet de ce pouvoir qu'il se découvrait. Bravo. Lui qui s'assurait un zéro pointé en émotion, voilà qu'il devait composer avec cette nouvelle habilité. Raisonnons calmement. Et soudain, le professeur se retrouva devant un exercice de mathématique des plus basiques. Du moins pour lui.

Fait numéro 1 : Il était venu de lui-même, consciemment ou non, dans le bar de Jared. Conclusion : il était déjà attiré à la base. Pour le frapper ou … peut-être les deux. A partir de là, cela retombait de la psychologie.
Fait numéro 2 : Ils avaient couchés ensembles. Observation : aucunes douleurs et il en gardait, peut-être malgré lui ou non, de bons souvenirs. Conclusions : il n'avait pas été victime d'abus et manifestement, l'expérience ne lui avait pas déplut. Ok, il était dans la merde. Si la merde, c'était s'amouracher de Jared. Ou bien mazo. Ou peut-être les deux. Psychologie.
Fait numéro 3 : Jared venait de s'exploser la main. Problème : ami ou ennemi ? Il aurait peut-être fallu définir le problème autrement : amant ou bourreau ? Bon très bien, le problème était là, et ce n'était pas à coup d'X ou d'Y, intégrés ou dérivés, que la kholle serait résolue. Tournons les choses autrement : Félix = gentil sorcier. Par conséquent, il devait lui devenir en aide. Quoique... il n'était plus vraiment sûr de la première égalité.

C'est donc l'instinct de médecin, avant toute autre chose, avant toute autre question, qui revint à la surface. S'effacer derrière son travail, ses missions, sa vocation. C'était ce que Félix avait toujours fait. Un refuge transitoire pour s'empêcher de vivre, au sens profond et complet du terme. Mais qu'importe. Tandis que la gravité reprenait sa place, il ignora le juron de Jared, bien qu'il sentait sa propre main le lancer douloureusement plus il s'avançait vers lui. Bien qu'il s'approchait de son futur patient avec de nobles intentions, il ne pouvait empêcher un minuscule fragment de son esprit de se concentrer sur la nudité de ce dernier. Jared était beau souffrant.

Félix attrapa très délicatement l'avant bras de Jared. Il y eut un instant où il ne bougea pas, sa main sur son bras, le regardant droit dans les yeux comme pour lui demander l'autorisation, et en même temps, pour l'inciter à accepter. Il n'était pas certain d'avoir son accord, mais il restait convaincu que l'apaisement de la douleur était un luxe que Jared ne pourrait refuser. Il n'était peut-être pas au courant que Félix la percevait aussi, toute aussi intense. En temps normal, il aurait envoyé valser la clope qu'il avait dans le bec, mais il n'en fit rien.

Il amena le bras vers lui, délicatement, essayant de ne pas songer à la douleur de cette peau qu'il touchait, ni aux gestes que cette main avait pu faire dans des moments plus glorieux. Il réprima des mémoires de soupirs, d'extases et d'autres délices. Soigner. Guérir. Embrasser. Non. Réparer. C'était un défit, ça allait être costaud, mais en même temps, son propre visage était assez massacré d’ecchymoses comme ça. Il n'avait même pas pris la peine d'effacer ses larmes.

« Mords ta clope, tu vas morfler ... »

Il eut du mal à ne pas rajouter « mon pauvre », ou encore à ne pas prendre un ton désolé. Il n'avait aucune idée de la manière avec laquelle il devait se tenir désormais, puisqu'il avait remit cette question à plus tard. Il observa la blessure. Multiples fractures ouverte, belle hémorragie, déplacement d'os, traumatismes indénombrables. Cela allait être coton : se concentrer sur l'oxyde de calcium, sur les ostéoblastes et les ostéocytes, ne pas mélanger les chondrocytes et chondroblates, et laisser les ostéoclastes et chondroclastes de côté. Méticuleux, compliqué à souhait, le pire était que s'il bougeait tout cela trop vite, Jared allait souffrir comme pas permit. Surtout si les nerfs venaient compliqué la partie. Après tout, la main est innervé de façon deux fois plus importante que toute la jambe !

Félix se mit au travail, mouvant les os et cellule avec lenteur et application, sachant pertinemment quand il allait trop vite en fonction de ce qu'il ressentait dans sa propre main. Le sang qui cherchait à s'échapper était maintenu en l'air, à quelques centimètres de la plaie. Il serait télékinétiquement filtré et utilisé pour désinfecter. Cela dura plusieurs minutes intenses. Plusieurs minutes où Félix pu prétendre se sentir bien. Il avait retrouvé la sécurité planquée d'un boulot où on n'avait plus à penser à son existence. Mais à celle d'autrui.

« Vas falloir te recoudre … ou te trouver un soigneur qui te refermera tout ça sans bouger quoi que ce soit ... » Fit-il enfin, essoufflé, à deux doigts de s'écrouler de fatigue.

Il ne croisait pas son regard. Encore concentré sur la blessure qui avait bien meilleure mine. Ne pas croiser son regard. Attendre.

[ :D ]


La colère de Jared lui donnait l'impression d'un tube à essai dans lequel on rajoutait goutte par goutte un produit hautement réactif, que la substance de base cherchait à neutraliser de plus en plus difficilement. Le tout porté à forte température, la solution bouillonnait toujours davantage et menaçait d'exploser à tout moment. On eut dit une forme particulièrement avancé de physico-chimie expérimentale sur le nucléaire. Un atome de trop et c'était un nouvel Hiroshima. Et pourtant, tout demeurait en un équilibre instable que l'indécision faisait perdurer.

Félix pour sa part se sentait ni plus ni moins étouffé par la rage contenu de Jared. Lui-même n'avait jamais expérimenté pareille colère et il se trouvait, pour ainsi dire, complètement démuni devant tant de fougue et de violence. Pourtant, il persistait à rester étrangement calme, comme si tout cela ne l'affectait pas outre mesure. Ce qui était évidemment bien loin d'être le cas. Seulement lui ne se mettait pas en rogne quand il ne comprenait pas (faute à l'excès de cheveux qu'il aurait pu s'arracher sur les problèmes de maths qui lui donnèrent sa thèse ?). Mais il se rendait compte qu'il était bien plus facile de se comporter de la sorte quand cela concernait des maths que lorsque cela concernait des sentiments … des plus contradictoires d'autant plus !

Alors il s'était attelé à sa tache, souffrant en harmonie avec la souffrance de Jared. C'était peut-être comme s'il se contentait des seules choses qu'il pourrait partager sans retenue, ni complexe, avec Jared. La souffrance, la colère, la bataille … est-ce qu'il y trouverait, à force de chercher, comme un soupçon d'affection ? Car il avait beau remuer ciel et terre et se construire le plus béton des argumentaires, rien ne pouvait lui effacer une vérité éternelle : il était, désormais, pour le meilleur ou pour le pire, amoureux de ce sorcier là. C'était déjà difficile de se l'avouer à moitié, c'était encore plus ardue de chercher de l'affection dans une douleur qu'ils partageaient. Quitte à hurler ou gémir à l'unisson. Quoique ces actions là pouvaient avoir lieu dans différentes situations … Voilà, il divaguait encore !

De la gratitude ? Félix n'en attendait pas l'ombre. Même si dans le monde idyllique des Bisounours, Jared se serait tout à coup repentit des maux qu'il avait commis pour encercler Félix dans ses bras en lui murmurant combien il l'aimait et qu'ils étaient faits pour vivre ensembles à tout jamais, le remerciant de l'avoir soigné de sa blessure et jusque dans son âme, Félix gardait la tête froide et réaliste. Tout au plus. Il s'attendait bien à ce que Jared, son inéluctable bien-mal-aimé, renverse comme toujours la situation à son avantage et lui fasse payer un prix pour lequel il n'avait rien signé. Aussi vit-il la main intacte de son meilleur ennemi s'avancer vers sa gorge.

Il voulut presque se reculer, mais une force indicible lui ôta cette idée de la tête. Il était épuisé. Il était à deux doigts de souhaiter la fin. Ses émotions depuis hier soir jouaient aux montagnes russes et ce n'était pas pour lui plaire. Passer d'exquis plaisirs à d'horribles souffrance avait le don de l’éreinter, tout en lui montrant à quel point ses diplômes étaient risible et combien il était passé à côté de la véritable difficulté de comprendre la vie : les émotions. Il attendit presque comme une délivrance l'instant où Jared allait serrer ses doigts à toujours jamais sur sa gorge nue. Mourir sous la poigne d'un ange déchu. Beau tableau.

Mais Jared serrait et desserrait sa prise à un rythme quasi-respiratoire. Il semblait hésiter, et c'était bien la première fois que Félix le voyait douter sur un acte de torture, surtout en son égard, quoique bien des choses avaient basculé depuis la veille. C'est tout aussi impuissant que son bien-mal-aimé qu'il attendit la suite, se demandant si sa mort était pour bientôt, où s'il avait encore quelques années d'alanguissement à son actif. Jared ne pu siffler qu'un mot entre ses dents avant de poursuivre par une bouffée putride de tabac. Félix toussota en l'espace d'une demi-seconde.

« Peux te recoudre avant que tu ne me tues » Acheva-t-il la phrase de son interlocuteur.

Délicatement, Félix fit venir à eux un lambeau de chemise dont il vérifia la propreté et l'approfondit par la force de son esprit. Le linge propre s'installa alors presque tendrement sur la main blessée de Jared, lui prodiguant un bandage serré qui lui évitait ainsi de répandre son sang un peu partout, tout en lui permettant d'attendre qu'il se décide à la couture ou à la magie. De plus, ainsi protégée, la blessure était moins soumise à la douleur. Psychologie ou réalité tangible, c'est pourquoi on réconforte même les plus grands d'un pansement après un vaccin ou une petite plaie.

Félix garda ses yeux planté dans ceux de Jared. A tout moment, ce dernier pouvait serrer définitivement sa main sur sa gorge et il mourrait là, presque sans manifester de résistance, à moins qu'un instinct de survie ne reprendre le dessus. Mais, épuisé comme il semblait, il y avait peu de chance que cela suffise à le tenir en vie. Les griffes acérées du Jared furieux n'étaient pas à prendre à la légère. Jamais.

Arrêter quoi ? Arrêter de l'aimer ? Arrêter d'en souffrir ? Ô combien il aimerait mettre cet ordre à exécution. Ô comme il rêvait de pouvoir le faire. Claquer des doigts et faire disparaître cette affection qui avait dépassé la limite du raisonnable depuis des lustres. Fermer les yeux et, quand il les ouvrirait, voir une plage déserte, sans la présence de cet homme qui avait su éveillé en lui toute une panoplie de sentiments, de la haine à l'amour, de la souffrance au désir. Un homme qui lui avait tout emprunté, du corps à l'âme, arrachant sa pureté tant Félix lui-même la lui avait donné. Pour quoi ? Un réveil comme ça. Un retour à l'affront. Comme si rien n'avait jamais été. Comme s'il ne s'était strictement rien passé. Et pourtant. Le point de non retour était ô combien dépassé.

Alors il pouvait y aller. Le tuer une bonne fois pour toute. C'était peut-être le seul et unique moyen qu'ils avaient pour que Félix respecte la volonté que Jared venait d'exprimer. Il n'avait qu'à resserrer sa prise, guère de beaucoup, pour faire cesser l'entrée d'air. Comprimer son pharynx, saturer ses poumons en dioxyde de carbone, et laisser tous ses membres, des muscles jusqu'au cerveau, s'intoxiquer. Et ça en serait terminé. Félix giserait là, sur le sol, inerte et libéré. La mort pouvait-elle seulement briser ses chaines ?

Et pourtant il savait. Son nouveau don sur lequel il n'avait pas encore mis de nom lui soufflait le trouble béant de Jared. Cette tendance à hurler silencieusement « Frappe moi, frappe-moi car tu m'attire mais je ne veux pas t'aimer ! ». Et c'était peut-être encore pire. Non content de le martyriser physiquement, il fallait maintenant que la torture soit morale, psychique. C'était l'user à petit feu. Le tuer avec le plus lent et le plus douloureux des poisons …

Il le regarda le lâcher. Il respira. Jared arracha son pansement. Félix sentit son cœur battre, un coup plus fort que les autres. Jared reculait. Félix s'était attendu à tout sauf à ça. Il n'aurait pas pensé percevoir une faille dans le mur Jared. Il voulait fuir. Mais fuir quoi ? Lui ? N'avait-il pas démontré qu'il était las de la guerre et plus inquiet de son état qu'autre chose. Malgré la haine que Jared semblait lui vouer. Malgré la colère. Malgré l'attirance. Jared revint. C'était mieux : cela lui correspondait plus. Félix faillit rire à la réplique du maléfique. Mais sa maigre félicité s'envola bien vite à la vue de la main dégoulinante de sang, ouverte jusqu'aux os. De nouveau, son cœur battit un peu fort.

Le temps sembla ralentir tandis que Félix exploitait le maximum de son potentiel intellectuel. Jared ne le laisserait jamais se faire soigner. Pourtant, à rester ouvert comme ça, il risquait l'infection généralisée, l’embolie gazeuse ou graisseuse fatale, la nécrose ou la gangrène parmi tant d'autres choses. Il fallait mettre ses émotions entre parenthèse. Après tout, s'il voulait mourir, grand bien lui fasse. C'était impossible : cette proposition avait clairement l'air d'être influencée par des émotions. Alors il fallait le secourir, par tous les moyens. Et celle-là, elle n'était pas pleine d'émotion par hasard ? Fureur …

Colère. Rage. Inexplicablement, Félix sentit tout son être bouillonner. C'était peut-être la fatigue. C'était peut-être l'incompréhension. C'était peut-être de savoir que jamais lui et Jared vivraient paisiblement un amour qu'il ne partageait manifestement que par intermittence. C'était peut-être une somme de tout. Ou une absence de Rien. C'était très intense, sans doute beaucoup trop, mais c'était là. Cela lui brûlait l'âme de toute part. Si bien que tous les objets éparpillés sur le sol se mirent à trembler. Le mode instinct était en marche.

Félix visa le membre blessé de Jared. Il commença une vieille incantation latine qu'il avait aperçu sur un ouvrage de la bibliothèque de l'école de magie. Difficile, complexe, incroyablement prise de tête, cette incantation nécessitait une incroyable puissance. Il fallait croire qu'il l'avait trouvé. Du coin de l’œil, il distingua le mouvement de Jared qui semblait vouloir lui passer l'envie de le guérir. Sans lui laisser le temps d'approcher davantage, ni interrompre sa formule, Félix tendis le bras, vivement et fermement. Aussitôt, le corps de Jared s'envola dans les airs pour se plaquer contre le mur. Tous ses membres étirés, à la limite de la douleur. Les objets de la pièce ne tremblait plus tandis que la voix magiquement amplifiée de Félix résonnait dans la pièce. Les mots fusaient comme des balles, ricochaient contre les murs, sonnaient comme les éclairs d'un terrible orage. Antique, cette formule jonglait entre les forces du bien et du mal.

Peu à peu, les tissus de Jared commencèrent à pousser. Lentement, les chairs reprirent sur le membre amoché comme une sorte de champignon à la croissance accélérée. Félix ne bronchait pas, récitant, psalmodiant encore et encore sans montrer le moindre signe de faiblesse. Debout, droit, ferme, il était concentré sur sa tâche, le bras toujours tendu, maintenant Jared immobile. Dans sa formule, il incorpora une protection contre les coups que Jared pourrait s'infliger (il n'aurait peut-être pas eut la force de recommencer, bien qu'il était stupéfait de l'énergie que cette colère lui avait conféré). Ses cheveux s'agitèrent et une sorte de vent psychique balaya la pièce tandis qu'il entamait le morceau le plus ardu de l'incantation, des gouttes de sueur apparaissant sur son visage, mais nul tremblement ne vint parcourir son corps. Le récital devint plus rapide, il criait presque bien que le son de la voix demeurait le même. Il ne s'autorisait aucune pause, aucun soupir, la concentration était telle qu'on aurait dit qu'il dédiait sa vie à cette formule. Le vent s'intensifia, écartant les objets qui s’amassaient autour de Félix. Il n'avait plus besoin de tenir Jared, mais il conservait sa prise. La main se recouvrait désormais d'une toute nouvelle peau, bien que plus blanche que celle de son bras.

Et tout cessa d'un coup. Jared fut lâché et, s'il ne faisait rien, devrait glisser contre le mur tandis que Félix tomba à genoux, le regard toujours fixé sur le membre guérit du mauvais sorcier, mais l'esprit encore ailleurs. Son âme revenait du périple accomplit, ce chemin serpentant entre lumières et ténèbres, des plus brillantes aux plus obscures qu'il n'avait encore jamais vu. Il lui fallu plusieurs secondes pour reprendre ses esprits.

Il tâcha de se relever, chancela mais se reprit en s'approchant du mur sur lequel il prit appuie. Il toisa Jared de toute la force dont il était encore animée pour l'instant.

« Où est-ce que tu pourrais avoir mal ? » Lui lança-t-il comme on lance un crachat, mais l'animosité était si diluée qu'il fallait vraiment s'attendre à la recevoir pour la saisir.

Le mélange insidieux de la douleur, de la colère et d’un malaise embrouillé dû au réveil brutal, faisaient de Jared une personne encore plus odieuse que ce qu’il était déjà. Si l’autre semblait accepter les « malheurs » qui lui tombaient dessus – et qui pourtant, il fallait l’admettre, étaient plus insoutenables que pour Jared – le maléfique se sentait bien incapable d’admettre le moindre soupçon de cette passion qu’il éprouvait furieusement en cet instant. Jusqu’ici, ne pas avoir de contrôle sur ses désirs ne lui avait jamais posé de problème. Il avait toujours su se maîtriser et garder une certaine retenue. Jamais de sexe avec ses victimes, il s’agissait là d’une barrière à ne jamais franchir ! Il s’était fixée inconsciemment cette limite parce qu’il savait que s’il la dépassait, il risquait de devenir davantage un monstre que ce qu’il était à présent. Or, sa vie actuelle lui plaisait tellement qu’il ne désirait pas changer. Il voulait conserver son humanité car, contrairement aux démons, il était persuadé qu’elle constituait chez lui une force d’âme dont il se servait allégrement et qui l’avait bien aidé à devenir aussi puissant.
Avait-il dépassé cette limite ? Non. Parce que Jared n’avait pas forcé cet individu en face de lui. De plus, il était persuadé que si Félix avait opposé clairement un refus – ce qui les aurait probablement sauvé tous les deux – il serait passé à autre chose. Torture saine, peut-être psychologique, mais l’homme ne faisait pas dans les sévices sexuels. Pas encore, lui répétait son fils qui avait pour père un Jared futuriste bien plus terrible que le Jared actuel.

Plutôt crever par la douleur que de te laisser t’occuper de moi, se disait-il tel un animal sauvage terrifié. Laisser Félix le guérir, c’était aller chercher le remède au fond de cette cage afin qu’elle se referme derrière lui. Et une fois enfermé, il risquait bien de ne plus pouvoir en sortir jusqu’à la fin de sa vie. Le fauve préférait se faire cribler de plomb pour avoir résisté, que de se laisser capturer. C’était ainsi qu’il voyait la chose. Son plus grand ennemi ici n’était pas Félix, comme il le croyait, mais la passion qu’il éprouvait envers lui. Faire du mal physiquement à son souffre-douleur favori lui apportait du baume au cœur comme une joie extrême. Mais cet acte était aussitôt suivi d’une ignoble punition qu’il s’infligeait lui-même sans le vouloir. Ce châtiment coupable serait-il assez fort pour l’empêcher de martyriser encore son adversaire ? Jared était Jared. Et même accablé par un mal dont il ne pouvait lutter, il restait le « pauvre sorcier au complexe d’infériorité intellectuelle déclenchant manifestement des pulsions meurtrières sérieusement préoccupantes. » (Note : Comment ne pas être complexé par son cerveau quand l’homme d’à côté en a un mille fois supérieur au sien ?)

La cigarette en bouche, prêt à se soigner à coup de tabac, il farfouillait à la recherche du briquet qu’il avait pourtant dans la main quelques minutes plus tôt. Toujours aussi mal luné et mal réveillé, il ne se souvenait déjà plus où il l’avait posé/jeté. Mais des paroles attirèrent son attention et il abandonna aussitôt ça. Comment le génie osait-il prononcer une formule magique ? Jared cru d’abord à une nouvelle d’attaque et un grand soulagement le prit. Ne pas lire dans la tête de Félix ! Continuer de croire à un fait offensif, afin de chasser toute la culpabilité qu’il ressentait. Tout allait redevenir comme avant ! Mais la télépathie de Jared était bien trop influente pour qu’il sache l’empêcher de capter les pensées de son ennemi. Il les écouta à contre cœur. Son visage se rembrunit en comprenant que l’autre n’avait pas abandonné l’idée de le soigner, ce qui le remit dans une grosse colère parce que tiens, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas gueulé.
« Rhâ ferme-là !! » brailla-t’il en s’avançant dans l’idée de filer une bonne trempe à l’incantateur. Au lieu de ça, il capta bien trop tard l’option de prudence du génie, et il se retrouva en un rien de temps le dos contre le mur et suspendu dans les airs. Bien enragé et prêt à mordre maintenant, il tenta de gigoter un peu partout en vociférant les mille et une insultes qui comblaient son vocabulaire ô combien laborieux. Il se faisait avoir comme un bleu et plutôt que de se calmer afin d’utiliser ses pouvoirs et de se sortir de là – ce qu’il aurait fait s’il n’était pas trop occupé à cracher ses jurons et ses menaces – il s’énerva davantage jusqu’à rendre l’utilisation de ses pouvoirs quasiment impossible tant il était déconcentré. Des images de violence, de haine et de colère repassaient sans arrêt devant sa vision floutée par les efforts qu’il prodiguait physiquement pour lutter contre la télékinésie. La douleur qu’il ressentait dans ses membres n’était à la base rien contrairement à sa main. Mais comme le loup qui se débat dans son piège pour empirer l’état de sa patte, il tirait, tirait et tirait encore sur ses bras et ses jambes, crispant ses muscles pour forcer au maximum et faisant ressortir ses veines un peu partout sur son corps, car n’oublions pas qu’il est toujours tout nu. Il criait presque aussi fort que Félix, sauf que lui la magie n’amplifiait pas du tout le volume de sa voix. (Grande gueule de nature.) Il était prêt à se défoncer, voire même à se couper l’autre main par esprit de contradiction et surtout par coup de tête si seulement il pouvait bouger. La douleur sur sa main disparaissait alors que celle sur son cœur devenait grossièrement étouffante. La pièce qui tremblait presque à cause de tous ces objets flottants, devenait une sorte de lieu hanté où tous les esprits se déchaînaient autour d’eux. Vestiges de cette tempête de colère qui fusait, ou tout simplement une perte de contrôle du pouvoir de Félix qui s’amplifiait pour l’encourager. Ah, tiens, Axel aurait été bien heureux si son papa lui avait offert Félix et son pouvoir de télékinésie.

Puis la formule s’acheva. La surprise lorsqu’il chuta lui fit oublier un court moment qu’il était en colère. Il profita de ce bref passage de lucidité pour laisser ses réflexes amener ses bras devant lui pour manipuler la gravité sous son corps. Ainsi il ne se vautra pas sur le sol comme il s’y attendait, mais flotta pour y atterrir plus en douceur. Enfin presque. La vue d’un Félix tombant à genoux raviva la flamme ardente de haine dans son ventre et un gros boum retentit, dû à ses pieds qui touchaient le sol maladroitement. Il bascula en avant et en arrière comme un bourré mais reprit vite son équilibre. Voilà, ce crétin n’avait plus de force maintenant ! Il ne saurait dire pourquoi, mais plus il voyait la faiblesse de son adversaire, plus il en voulait à ce dernier d’avoir fait ça. Il voulait encore hurler, le traiter de tous les noms et puis le secouer jusqu’à ce qu’il entende ne serait-ce qu’une seule parole censée émanant de la bouche de son souffre-douleur. D’ailleurs, c’est ce qu’il comptait faire.
« Mais t’es complètement con ! Maso ! Argg ! » Il s’étrangla en apercevant la peau blanche et neuve sur sa main, alors que le reste de son corps était relativement plus bronzé. Il avait l’air con, maintenant ! Comme il cherchait toujours les moindres prétextes pour en vouloir à son ennemi, celui-ci lui parût alors de la plus grande importance.

« Où est-ce que tu pourrais avoir mal ? »
Non, c’en était trop. L’impulsif se retourna dans la même fureur que celle qui l’avait fait s’exploser la main contre le mur. Sauf que cette fois, il donna de toutes ses forces un coup de pied phénoménal contre ce même mur. Il continuera de se conduire n’importe comment tant qu’il n’aura pas eu son café ou sa énième clope du matin. Mais rien. Aucune douleur. Aucun apaisement, aucun bruit ni aucun cri. Une sorte d’onde blanche l’avait retenu, comme si elle avait reculé le pan de mur qui aurait dû rentrer en contact avec sa cheville. Jared soupçonna aussitôt la formule de protection de ce satané sorcier derrière ça. Il s’immobilisa, les bras pendant et un air mi froid, mi sidéré sur la tête. Il se retourna lentement vers Félix pour lui remettre une énième fois son regard le plus noir. « m’énerve, nerve, nerve, nerve, nrve, nrve, nrrve, nrvrvevrvevremmbl…. »
Il devait mettre un terme à toute cette mascarade. Le comble, c’est qu’il ne pouvait même plus se blesser lui-même ! Il était incapable de faire du mal à Félix alors s’il voulait combler ses pulsions de violence, il devait inconsciemment se faire du mal à lui aussi afin de s’encourager à en faire à son adversaire aussi. (Sa manière de penser est aussi tordue que lui.) Déterminé, il se téléporta directement devant Félix, l’empoigna au niveau des épaules et zou ! Ils disparurent de la chambre d’hôtel sans crier gare.

Suisse, Massif de l’Adula à dix-huit heure de l’après-midi. Il crachotte et il vente mais c’est le lieu que choisit la folie de Jared pour réapparaitre avec son ennemi. Ce n’était pas pour participer à une fin dramatique digne d’un des grands films qu’il prit cet endroit – surtout sur un coup de tête – mais tout simplement parce qu’il y avait une belle et grosse falaise en haut du mont où ils se trouvaient, et qu’il avait dans l’idée d’y jeter un certain chat du nom de Félix.
« On va voir si tu retombes toujours sur tes pattes ! » grogna méchamment le vilain pas beau en poussant sans ménagement son ennemi vers le bord. C’est alors qu’il ne put s’empêcher de frissonner. C’est qu’il ne fait pas chaud ici, et il avait complètement oublié qu’il n’était pas vêtu. Cela dit il ne risquait pas de faire demi-tour pour ça. Tout ce qu’il avait, c’était des chaussettes aux pieds. Il s’était probablement endormi avec, il n’en savait trop rien. Quoiqu’il en soit, les petites gouttelettes commençaient à lui rafraichir un peu le front brûlant. Chaque fraicheur qui lui piquait les paupières lui disait « Eh oh, t’es devenu fou ? ». Qu’est-ce qu’il foutait là ?! Il avait découvert cet endroit par hasard en poursuivant une cible jusqu’ici. Depuis, il y avait amené une victime pour la jeter de la falaise parce que c’était amusant. Alors il avait songé dans sa colère à faire subir le même sort à Félix. Il s’était dit que c’était rapide, brutal, et peut-être beaucoup plus facile que de lui enfoncer un couteau en plein cœur. Maintenant qu’il était là, sous la pluie et le froid, il n’était plus très sûr. Enfin il n’allait pas faire demi-tour maintenant, il fallait montrer à l’autre qu’il savait toujours ce qu’il faisait ! Le bon fier et viril continua donc de s’avancer. Est-ce qu’il aura seulement le courage de le pousser ? Y parviendrait-il en plus ? Doutant de pouvoir le faire, il combla son hésitation avec l’activation de sa bulle protectrice au cas où Félix fasse usage de son talent télékinétique sur lui. Il faisait semblant d’être prudent pour essayer de cacher tant bien que mal le fait qu’il s’embrouillait tout seul. Il était paumé, maintenant. Mais la colère qui l’avait aidé jusqu’ici, qui l’avait mené à ce lieu et qui avait failli le débarrasser de Félix, où est-elle ? Disparue lorsqu’il avait le plus besoin d’elle… Peut-être allait-elle revenir s’il attendait un peu. Qu’elle reviendra pour étouffer de sa chaleur furieuse les réflexions qui le prennent, les doutes et surtout la peur de voir cet homme chuter dans ce trou dont le fond était indéterminable à cause de la brume.

Agenouillé, Félix avait les yeux dans le vide. Les résonances de ses propres mots imprégnaient encore son esprit. Il était comme coupé de la réalité. Son regard se perdait dans un océan de magie, une énergie mystique qui l'avait si bien envouté qu'elle semblait ne plus vouloir le quitter. Un peu plus, et il s'abandonnait complètement, perdant pied dans le fluide, et s’abîmant à jamais dans le néant. La question qui se posait à lui, comme un ultimatum était : veux-tu y plonger, et ne jamais revenir ? Veux-tu cesser de te compliquer l'existence ? Il y avait là, l'assurance d'une connaissance sans limite au détriment de la vie. Mais quelle vie ? Aussi ignoble et dégoutant que possible, il n'y avait qu'une sorte de mauvais crachat coincé dans sa gorge comme réponse à cette dernière question : Jared.

Oui, Jared était toute sa vie. S'il y avait un être démoniaque que Félix n'avait encore jamais exterminé, c'était bien lui. Et pourtant, son palmarès de démon et autres mauvais sorcier aurait de quoi en faire pâlir un certain nombre. Il n'était pas le dernier des imbéciles à se jeter en Enfer sans un solide bagage de défense. Quand il rencontrait quelques âmes noires résistantes, il suffisait souvent d'un petit combat, d'un morceau de chair malencontreusement arraché, d'une potion concoctée avec une incantation, et bien souvent, les sous-sols du monde avaient un nouveau tas de cendres à balayer. Pourquoi n'avait-il jamais prit la peine d'arracher le lobe de l'oreille de Jared ? Qu'est-ce qui l'avait empêché d'envoyer Jared en promenade promotionnelle et sans retour dans les limbes ? La compétence ? Certes, Jared était puissant. Très puissant. Mais ne venait-il pas à l'instant de le tenir à sa merci contre un mur ? S'il avait voulu le tuer, il aurait pu, non ? Pourquoi le simple fait d'évoquer cette idée l'effrayait-il tant ? Jared, c'était les batailles à n'en plus finir. Des gué-guerres desquelles on revenait couvert de bleus et d’égratignures. Des chamailleries où un innocent était sauvé de justesse, le plus souvent, mais où la réelle motivation n'était pas tellement l'acte libérateur, mais plutôt l'envie d'action qui suivait. C'était des piques acides, des remarques tranchantes, des baisers inattendus … Et à partir de là, cela devenait un mélange de rage, de souffrance, d'amour étouffé et de plaisir charnels … De quoi chambouler une âme ou deux, toutes entières, et laisser un arrière goût d'alcool rance quand l'autre n'était pas là. Une odeur de trouble, comme la rémission d'une fête bien garnie en substances en tout genres …

Il n'avait toujours pas trouvé la réponse à ses questions. Abréger ses souffrances sentimentales immédiatement, ou les supporter à jamais. Il pouvait faire trente dissertations en même temps dans tout les sens, il était las de la réflexion. Il était las tout court à vrai dire, complètement épuisé par l'effort qu'il venait d'accomplir. Pour un piètre remerciement. En fait, pour aucun remerciement du tout.

Du coin de l’œil, il distingua un éclat blanc vers le mur. Nul doute que Jared avait bel et bien tenté de s'éclater la main une nouvelle fois. Apparemment, le sort de protection avait fonctionné. Pour combien de temps ? Au Destin de le dire. S'il avait envie de cracher quelque chose pour une fois celui là. Cela lui changerait un peu. Attendez ? Comment ça ils sont occupés les anges du destin ? Tu parles ! Leur grand trip c'est de venir aux moments fatidiques pour te proposer le choix de ta vie que, généralement, tu regretteras un moment ou l'autre. Qu'ont-ils comme intérêt à changer le monde ? Ont-ils seulement des règles ? Pourquoi ne donnent-ils jamais de réponse ? Nul besoin d'être aussi sec avec eux. C'était stupide, enfantin et ridicule. Mais l'esprit de Félix était fatigué. Fatigué de … tout un tas de choses.

Il ne le vit pas disparaître. Il ne le vit pas non plus réapparaitre. Il distingua seulement une sorte de flash. Et son esprit remarqua la distorsion temporelle, calcula la déformation aéro-spatiale en forme de courbes mathématiques réunies en tubes, supposa un postulat hypothético-déductif à l'aide d'une ancienne théorie quantique puis se moqua des x, y et z qui parcouraient son esprit dans tous les sens en songeant que s'il continuait ainsi, son cerveau risquait de griller comme une vieille ampoule. Et c'est ainsi qu'il se sentit aspiré dans le Non-Être.

Des mains, sur ses épaules nues. Agitées par quelques secousses, elles faisaient presque comme des caresses sur ses muscles tendus. Un vent mi-glacé mi-brûlant frappait son torse découvert, collait le jean qu'il avait eut le temps de mettre contre ses jambes qui ne le tenaient plus sur aucun sol que ce soit, lui apportait une senteur familière. C'était l'obscurité, et pourtant, quelque chose, comme une présence, semblait être sa lumière. Une lumière noire. Jared était sa lumière noire.

Froid. Vent. Gravité. Félix n'avait pas le vertige. Du moins quand il était en forme, capable de prononcer quelques mots pour amortir sa chute, ou bien en mesure de déplacer une pierre sous ses pieds et de s'en servir pour se déplacer dans les airs. Mais là, il aurait beau faire des pieds et des mains, il agiterait avec succès une volée de petits cailloux. Dès l'instant où la téléportation s'était achevée, Félix avait retrouvé, pour son malheur, tous ses esprits. Cependant, sa force était toujours aux abonnés absents. Il ne pu réprimer un cri de frayeur quand Jared le poussa vers le bord du terrain, bord qui débouchait sur une vue incroyable sur une brume insondable, promettant une profondeur infinies.

Il chancela très dangereusement, quelques fragments de rochers se jetant dans l'abîme. De justesse, il attrapa les doigts fugitifs de Jared et tira légèrement. Il le lâcha malgré lui, sentant ses quelques force l'abandonner et, de nouveau, il se retrouva avec les genoux sur le sol, tentant par tout les moyens de rester le plus droit possible. Il vit Jared se protéger et reculer légèrement. Il avait une vue imprenable sur cet homme, nu, dans la nature, devant lui. En d'autres circonstances, il aurait peut-être pu réellement prendre le temps de le trouver beau. Et ce simple constat lui perçait le cœur. Voilà qu'il se savait être le jouet d'un amour impossible. Dire qu'il pensait que Roméo et Juliette n'était que littérature. Ici, Roméo n'avait même pas l'air d'aimer Juliette. Quoi que … en y réfléchissant, il ne se voyait pas vraiment dans le rôle de Juliette. Fierté masculine peut-être .. ?

Félix souffla longuement, un volute de fumée blanc jaillissant de sa bouche. Il tentait de calmer sa peur. Le vide. L'abandon. Le rejet. La mort. Quoi que la mort lui apparaissait de plus en plus comme une solution pour sortir de tout ça. Pour ne pas souffrir. Car si Jared partait, il souffrirait au bout d'un moment. S'il restait, à le torturer en le rejetant comme ça, il souffrait aussi. Et s'il regardait encore un moment le sorcier maléfique sans rien faire, il souffrirait à nouveau. Son visage … fin, même dans la colère. Ses yeux, au regard profond, dans lesquels on percevait cette touche infime de doute. Ses épaules, robustes, assez larges, capable de soutenir quelqu'un. Son torse, sculpté, se soulevant et s'abaissant au rythme de ses respirations. Enivrant, comme son parfum. Captivant, comme son regard, aussi perçant soit-il. Attirant, comme son corps et son âme si indécise. Une énergie nouvelle s'engouffra dans les veines de Félix.

Dernier. Ultime. Comme si sa décision était prise. De toute façon, il ne voulait pas de lui, puisqu'il l'avait emmené là. Voulait-il qu'il tire sa révérence ? Etait-ce là que la signification de son silence et de son immobilité. Puisse-t-il emporter quelques délicieux souvenirs qui le hanteront le reste de sa vie sur Terre. Même si Félix devait les payer par l'Enfer. Après tout, qu'était-ce que le supplice ? S'il lui semblait déjà le vivre quand cet homme ne le regardait pas ainsi qu'il l'avait regardé la nuit qu'ils venaient de passer. A quoi bon en craindre un autre ? Tout au plus, cela ne serait que physique. Tout au plus.

Le regard de Félix s'alluma d'une lueur brûlante. Il était encore faible, si bien qu'en tentant de se relever, de nouveau, il trébucha et s’agrippa aux hanches de Jared qui maintient fermement. Jared pouvait se débattre, grand bien lui fasse. C'était son heure de mourir, et il mourrait comme il l'entendrait, puisqu'il avait le choix. En se hissant sur le vilain, il effleura à plusieurs reprises une région très sensible de l'anatomie du sorcier. Et il planta ses yeux dans ceux de son « ennemis ». Lumière noire. Toujours accroché à lui, il l'embrassa passionnément, comme si c'était la dernière fois. Comme si c'était la fin du monde. Comme s'il voulait que Jared se souvienne à tout jamais de cet instant, afin qu'il puisse le revivre aussi intensément tous les jours jusqu'à la fin de sa vie. Il ravala une larme ou deux, retint quelques tremblements, car il savait que ce qu'il allait faire était inéluctable et surtout, irréparable.

« Peut-être qu'on te le dit tous les jours et que tu t'en fou comme toujours. Mais tu n'as sans doute aucune idée d'à quel point c'est tuant de t'aimer Jared. »

Et Félix s'écarta de lui en poussant sur ses bras avec l'énergie du désespoir. Propulsé, il n'eut que le temps de se retourner avant de sentir la gravité reprendre ses droits sur son corps. Et il amorça la descente, le brouillard l'attirant comme un aimant attire un pauvre morceau de métal. Il allait tomber, et il allait mourir. Mais s'il y avait cette petite larme sur sa joue, ce n'était ni la peur, ni la mort qui en était la cause. C'était juste celui qu'il venait de quitter.

Est-ce que ce semblant de dramatisme annonçait, comme dans les films, une fin à leur histoire ? Était-ce là le dénouement du problème, où le gentil affronte le méchant près d’un ravin ? Mais dans les films, c’était le méchant qui tombait. Or il aurait fallu assommer Jared pour que ce dernier puis s’écraser en bas, possédant au moins trois dons qui lui permettaient d’éviter les atterrissages mortels de ce genre. Plus l’autre faisait preuve d’affection, plus il avait envie d’être méchant. Il souhaitait revoir un Félix rebelle, afin de chasser cette culpabilité pesante à chaque fois qu’il songeait à lui faire du mal. Il ne s’était jamais mis en colère autant de fois en si peu de temps. Et pour presque rien… Il savait que s’il regardait la situation sous un angle plus reculé, il se trouverait ridicule. Son adversaire était dans une réelle position de faiblesse à cause de l’énergie qu’il venait d’utiliser pour soigner le membre blessé de Jared. Ce dernier aurait beau lui répliquer qu’il ne lui avait rien demandé, cela ne ferait que sauver un minimum son honneur à lui. Sur un coup de tête, encore, il les avait téléporté tous les deux dans un endroit qui risquait de le rendre malade, malgré sa santé de fer habituelle. Il poussa aussitôt sa victime vers la chute fatale, tentant de reprendre de son assurance sous la méchanceté dont il faisait preuve. Oui, c’était ça ! Il commençait à se sentir mieux. Il retrouvait le vrai Jared. La folie qui lui soufflait dans une voix remplie d’extase « Pousse-le, oublie-le, tu seras libre ! »

Félix chancela, et la folie retint le moindre réflexe d’agrippement chez Jared. Sa sournoiserie reprenait ce dernier. Quelques secondes plus tôt, il aurait balancé son bras pour rattraper l’homme en face et être certain que ce dernier ne tombe pas. Mais là, le simple fait de le voir titubant près du bord, de sentit tout son effroi, le remplissait de joie. Jamais encore il n’avait réussi à lui faire autant de mal et de peur. Il ignorait tout le côté tristesse afin de ne pas laisser la culpabiliser le ronger encore. Au lieu de cela, il se délectait du spectacle d’un homme tombant à ses pieds. Il avait l’impression d’en avoir rêvé depuis si longtemps maintenant ! Un flot d’émotions le submergeait, mais c’est son sadisme qui arrivait à l’extase. Il ne put réprimer un sourire. Un sourire fou, les lèvres entrouvertes laissant découvrir une partie de sa dentition sur le côté. Puis un petit rire qui devait lui donner le courage d’aller plus loin. Ce rire qui lui prouvait qu’il était en train de guérir ! Il réussissait enfin à lutter contre cette malédiction ! Sa folie, fidèle alliée, ne l’avait pas abandonné dans son combat. Son côté démoniaque, bien qu’il soit cent pour cent humain, faisait office de remède contre tous ces sentiments qui l’avaient assailli depuis la nuit qu’il avait passé avec cet homme. Peut-être qu’il craquait, peut-être que la brûlure du froid sur sa peau y était quelque chose dans son nouveau comportement de sociopathe, quoique ça n’était guère étonnant venant de sa part.

À genoux le génie. Devant lui. Comme il aurait aimé immortaliser ce moment avec une photographie par exemple. Il se vanterait un peu partout d’avoir mis dans cet état la terreur de plusieurs clans démoniaques. « Il était mort de trouille, jusqu’à ce que je le jette dans le vide ! » dirait-il ensuite en conservant très précieusement cette image à la fois dans un cadre et dans sa mémoire. De son regard mauvais, il vit son adversaire tenter de se relever. Il n’eut pas le temps de le pousser encore que le sorcier tomba de lui-même… En se rattrapant au corps du maléfique. Le strip-teaseur cessa de rire. Les sourcils froncés, il tenta légèrement de lui faire lâcher prise parce que… oh… il était tout nu.. et… là… Félix… tout près de… Jared déglutit et détourna le regard. N’était-il donc pas guéri en fin de compte ? Vite, il fallait le repousser ! Il avait chaud malgré la température extrêmement froide du vent et de l’eau sur ses chairs de poule. Il tenta de se concentrer. Il était là pour le tuer. Pour le tuer ! En finir avec toute cette histoire. Ne surtout pas redescendre la tête. Ne surtout pas laisser son corps réagir de cette manière aussi outrageante aux gestes de Félix dont la position était … bien trop excitante. Ne pas baisser la tête, ne surtout pas se demander si son anatomie était passé au stade du « Donne m’en plus ! ». Il n’y pouvait rien après tout, si cette proximité l’émoustillait grandement. Sur le contact sur ses hanches faisaient rentrer à l’intérieur d’immenses bouffées de chaleur. Si la vue de ce Félix à genoux devant lui embrouillait ses sens. Mais c’était honteux, embarrassant, il regrettait tant de ne pas avoir mis de pantalon. En se relevant, le bénéfique ne fit qu’accentuer la gêne du sportif. Il frôlait trop dangereusement l’entrejambe du pauvre Jared qui tentait de se reculer comme une demoiselle en détresse qui ne voulait absolument pas que son prince voit à quel point il lui faisait de l’effet. Il était quasiment tétanisé par sa passion réveillée brutalement, et plus en forme que jamais. Le cœur battant, il reçut un baiser d’adieu qui le fit frissonner de partout, et qui l’acheva totalement. Mais non ! Non il avait presque réussi, il savait que sa part de sadisme et de folie était toujours là ! Et cette dernière voulait l’empêcher de retomber dans cette maladie contraignante ! Il cogna ses poings contre le ventre de Félix pour essayer de faire reculer de ce dernier. Il se sentait incapable de se dégager de là alors il voulait que ce soit l’autre qui le fasse. Le génie se retira lui-même. Soulagement et sensation s’insatisfaction pour le Jared perturbé.

« Peut-être qu'on te le dit tous les jours et que tu t'en fou comme toujours. Mais tu n'as sans doute aucune idée d'à quel point c'est tuant de t'aimer Jared. »

Il le regarda d’un air sidéré. Effectivement, ce n’était pas la première fois qu’on lui disait un truc pareil. Mais le seul qu’il avait déjà écouté jusqu’ici, était le même qui lui avait lâché quelque chose de semblable, il y a peu. « Excuse-moi de toujours penser à toi. Excuse-moi de faire tout pour pas que tu crèves dans ta connerie. Excuse-moi de ne pas pouvoir m’empêcher d’avoir sans cesse un œil sur toi. Excuse-moi d’en avoir marre de toi. Excuse-moi d’être fatigué de tes conneries d’idées. »
Il aurait bien pu se justifier en disant qu’il n’avait pas demandé à ce qu’on l’aime, mais il savait que c’était une mauvaise idée. De plus, ce qui l’abattait le plus était de constater que Félix admettait la passion qu’il vivait avec lui. Sur un jeu de mot qui n’en était pas un, en plus ! Et non content de l’avoir laissé sans voix, le bénéfique le lâcha pour se jeter de lui-même dans le vide. La fin du monde. Dans l’esprit sadique de Jared, c’était ce dernier qui l’y poussait ! Qui le jetait dedans ! Dans son plan, Félix n’était pas censé se suicider ! Non mais quel monde à l’envers ou comme le pense Jared, quel bordel de merde ! Poussé par l’élan de Félix il recula, mais il s’avança aussitôt au bord pour voir le corps de son amant se retourner en chutant dans le vide. Jared ramassa une pierre et la jeta vers le suicidaire, geste vraiment très peu utile surtout qu’il rata sa cible. Mais il ponctua son action par une nouvelle insulte qu’il hurla à faire résonner sa voix dans l’écho des montagnes.

« Mais… REVIENS CONNARD ! C’est à moi de te pousser… »

Une vague de désespoir le prit alors que la silhouette de son adversaire rapetissait. Il ne pouvait que le regarder, se disant que son insatisfaction était sûrement due au fait que son crétin d’adversaire s’était jeté lui-même dans le gouffre plutôt que de s’y faire balancer ! Cela changeait tout, dans l’esprit de Jared… Complètement perdu, son malaise se manifesta en utilisant ses pouvoirs sans qu’il ne s’en rende compte.
« Petit loup, t’es pas un fou, sauve le du trou. »
Il sursauta. Oui, un clone de lui-même était apparu à gauche de lui pour lâcher cette phrase comme le petit ange. Cela voulait-il dire que le petit diable allait aussi apparaître de l’autre côté pour l’inciter à laisser l’autre tomber ? Effectivement. Le clone disparu et réapparu à droite.
« Il t’a vénère, nique-lui sa mère ! »
Coup de poing sur le clone qui tomba et disparu pour de bon. Dernier regard vers le vide pour constater que le corps de Félix disparaissait dans la brume, et il prit une grande bouffée d’air. Il avait froid. Mais l’adrénaline sur le moment lui donnait tout le courage nécessaire pour plonger à son tour dans cette gueule béante. Sa chute lui était accélérée par son propre talent de vol enclenché. Il préférait ne plus se poser de question, il n’en avait pas le droit. Le visage sombre et sévère, il ne voulait pas revenir sur sa décision. Il trouvera des prétextes plus tard s’il le fallait pour sauver l’honneur mais pour le moment, rien ne lui importait plus que de rattraper le corps en chute libre de son adversaire, ce qu’il réussit à faire malgré la brume. Jared lui tomba presque dessus, l’ayant vu au dernier moment. Il colla son torse contre le dos de Félix, enroula un bras sous la poitrine de ce dernier, l’autre sous son ventre. Ses jambes quant à elles s’enroulèrent autour de celles du génie. La chute ralentit alors, tout doucement. Au bout de quelques longues minutes, ils s’immobilisèrent tous les deux dans la brume. Jared parce qu’il volait, et Félix parce qu’il était maintenu fermement par Jared. On ne voyait rien à cause du brouillard tout autour. Univers complètement déphasé, sans est ni ouest. Sans obstacle, seulement ce trouble blanchâtre et flippant qui les entourait et qui déversait sur leur peau des vapeurs d’eau glaciales. Maintenant qu’il l’avait rattrapé, il n’avait qu’à le lâcher. Mais après tout ce que Félix venait de faire, Jared n’en avait plus la force. Il ne voulait plus le lâcher, non, tout sauf ça. Il n’arrivait pas non plus à se décider à les téléporter ailleurs, il n’y arrivait pas. Il luttait pour ne penser à rien, il flottait juste, sans parole parce qu’il ne savait pas quoi faire, qu’il ne savait pas quoi dire, et qu’il était incapable de justifier le fait qu’il soit allé empêcher Félix de s’écraser au sol. Ne meurs pas, s’il te plaît.

Suspendus en plein vol. Était-ce le temps ? Était-ce la vie ? Un nouvel univers venait de naître. Tout droit sortit des plus obscures ténèbres, et baigné d'une lumière plus pure que jamais. Que se passait-il ? Était-ce cela la mort ? Non, puisqu'il ne l'était pas encore. Etait-il seulement en vie ? Ou s'agissait-il des délires subconscients de son cerveau agonisant sur le sol, mille lieux sous son corps, son sang se répandant lentement tout autour de lui, comme une auréole rougeâtre ? Une sorte d'expérience de mort imminente. Sauf qu'il ne verrait jamais son cadavre. Devrait-il parcourir la terre entière, s'enquérir de quelques personnes lui étant chères, de rares perles comme Adam ou quelques-uns des fondateurs ? Irait-il pousser le vice jusqu'au bout, et rôder, invisible, autour de celui qui l'avait, indirectement, propulsé dans un dernier saut ? Une course mortelle dont l'issue était fatale, un défi contre le monde, contre le bien et le mal. Le saut de l'ange, mais il n'était pas un ange pourtant. Alors quoi … il devrait rester là, à hanter Jared comme une ombre, bienveillant d'un homme dont il ne pensait pas une seule seconde qu'il serait venu jusque là, tout contre lui, pour le sauver.

Car cette chaleur soudaine, cette fameuse tiédeur agréable que tous ces gens qui disent être morts décrivent … d'où venait-elle ? Dieu ? Délires neurologiques d'un cerveau mourant ? Ange gardien, toujours invisible ? Et cette drôle de lueur … il n'y avait pas le célèbre tunnel. Personne ne l'appelait, et aucun jeune barbu en toge ne tendait ses bras pour l'inviter à le rejoindre de l'autre « côté ». Et le bien-être qui courrait dans ses veines comme le poison le plus efficace au monde, de quel phénomène était-il la conséquence ? Folie ? Trouble cognitif ? Agonie ? Foutu cerveau gauche.

Il y a-t-il forcément une raison à tout?

Ainsi parla le cerveau droit. Pris au dépourvu. En effet. Pourquoi tout devrait être sous le schéma « Cause - Conséquence » ? Après tout, s'il était décédé, il devait être ailleurs. Ici, la logique n'avait peut-être pas de prise. Ou bien, elle était inaccessible à l'esprit humain. Cela devait être ça. Cela expliquait pourquoi il se sentait si serein. Même dans sa tête. Ses pensées, pour une fois, étaient fluides et tranquilles. Il prenait le temps de réfléchir. Il guidait calmement sa propre réflexion. Un télépathe, mais le plus néophyte d'entre eux, n'aurait certainement jamais rencontré un esprit si clair. Quiétude. Tout ceci à cause d'une simple impression. Une simple présence, mais ô combien importante à ses yeux. Qui que ce soit, cette âme rayonnait de douceur et de beauté …

Une si délicate odeur … si … familière …

Félix ouvrit les yeux. Il aperçu la larme qui, cristallisée par le froid, quitta sa joue pour tomber. Elle plongea à travers la brume et disparue à jamais. Ainsi n'était-il toujours pas mort, s'il était encore capable de porter des larmes, aussi gelées soient-elles. Son corps était encore envahit de cette sensation merveilleuse. Une présence, si essentielle, qui lui semblait presque qu'elle respirait à sa place, qu'elle activait son cœur à sa place, et qu'elle le faisait vivre, à sa place. Son bras s'en alla à la rencontre de sa poitrine, et, tandis qu'il pensait poser sa main sur son cœur, il rencontra un bras. Fermement accroché, mais si doux au toucher. Félix tourna lentement la tête et rencontra, tout contre lui, le visage de Jared. Sa respiration se bloqua un instant. Puis il réalisa qu'il s'y attendait. Et il reprit un rythme respiratoire normal. Comme pour ne pas laisser exploser sa joie.

Ne meurs pas, s’il te plaît.

Son regard … déterminé et perdu à la fois. Figés ils étaient, dans le temps, l'espace et les âmes. Il aurait fallu rentrer. Retourner en haut de la falaise. Retrouver la chambre d'hotel dévastées que les femmes de ménage avaient du ranger. Se reposer, quelque part. Ensembles ? Félix comprenait que trop bien tout ce qui les séparait. Le bien, le mal. La haine, l'amour. Mais ces mots étaient trop restrictifs. Il aurait voulu demander pourquoi. Il aurait presque pu lui balancer une réplique cinglante dont il avait le secret. Mais à quoi bon ? Jared le ferait tôt ou tard. Laissons-lui ce privilège.

Il était peut-être temps que chacun rentre chez soi. Mais ici, coupés du monde, de la réalité et du temps. Avaient-ils un refuge où exprimer leurs émotions. Était-ce là, perdus dans le brouillard que Jared briserait sa carapace, l'espace d'un instant ? Un moment qui durerait l'infinie ici, mais qui n'aurait jamais existé ailleurs. Cesser les questions. Cela lui filait la migraine, au pauvre sorcier maléfique. Si inextricablement liés. Qui, ou quoi, oserait les détacher ?

Félix entrouvrit légèrement la bouche pour parler. Mais il ne savait que dire. Aussi la referma-t-il en demeurant silencieux, sachant pertinemment que jamais Jared n'aurait pu, aussi clairement, lire et comprendre ses pensées. Il ne l'avait pas laissé tomber, dans tous les sens du terme. Quelque soit ses intentions, il ne lui était pas reconnaissant. Ce qu'il remerciait, c'était qu'il soit ainsi.

En effet. Aussi télépathe soit-il, il n’avait jamais compris à quel point l’aimer était fatiguant. Il ne pouvait pas être aimé. À cause de sa méchanceté, des risques qu’il prenait, du danger qu’il côtoyait… On le soupçonnait presque fraterniser avec la mort tant il avait dû l’effleurer un bon nombre de fois. Il n’était pas une personne fréquentable et le savait, mais il ne parvenait pas à comprendre pourquoi ses proches avaient tant de choses à lui reprocher. (Déjà qu’il n’en a pas énormément.) Et si c’était si difficile de l’aimer, il ne comprenait pas non plus pourquoi certaines personnes s’y risquaient. Une en particulier, à qui il tentait tant bien que mal de lui rendre son amour, mais ce dernier lui reprochait d’autant plus de choses. D’un autre côté c’était Mike le râleur, et Jared en avait pris l’habitude. L’homme agissait toujours sur des coups de tête et des improvisations toutes aussi folles les unes que les autres. Pour preuve, il s’était lancé dans le vide pour rattraper celui qu’il désirait tuer quelques secondes plus tôt. Qui lui offrira le spectacle jouissif auquel il avait eu droit, si le seul être capable de le combler de cette manière mourrait ? C’est la raison qu’avait choisi le maléfique durant sa chute en guise de prétexte à utiliser. Elle était l’officielle, mais pas tout à fait l’officieuse. Cependant elle suffisait à ce qu’il ne réfléchisse pas plus loin, afin de ne pas trouver la vraie raison pour laquelle il flottait maintenant à dieu sait combien de mètres au-dessus du sol. Il ne disait plus rien, il n’avait rien à ajouter. Il savait que la moindre parole, de lui ou de Félix, briserait tout le moment de quiétude qui s’était établi entre eux. Là, il n’avait pas à se justifier. C’était une sorte de répit avant de reprendre son rôle habituel. Il sentait dans l’esprit de son interlocuteur la même sensation qu’il éprouvait lui-même. Légèreté, fixation dans le temps. Ils étaient les restes d’un monde qui s’était écroulé autour d’eux. Les uniques survivants du néant. Il n’y avait qu’eux, ces flotteurs dont le brouillard protègera du monde extérieur et de ses mœurs pour l’éternité. Si seulement ce pouvait être vrai…

Il serrait fort sa prise contre lui, par crainte de la voir s’échapper et tomber plus bas. Aurait-il le courage de retourner le chercher ? Parviendrait-il à le retrouver dans la brume ? Il avait l’impression que si Félix lui échappait, il aura beau se lancer à sa suite, il le retrouvera écrasé entre deux rochers, noyé dans un lac, enfoui dans la neige ou que savait-il encore ce qu’il y avait là-dessus. Alors non, le génie ne lui échappera pas. Puisque le chaos avait décidé de les entourer, ils resteront ensemble. Pour l’instant. Jared n’eut pas le courage de regarder Félix, lorsque ce dernier tourna la tête vers lui. Il fixait le bas comme s’il regardait un point dans le vide. Mais ici, il n’y avait pas de point, il n’y avait plus rien à voir. C’était magnifique, terrifiant, envoûtant, angoissant. Les enfers dans le paradis. Le juste milieu du bien et du mal, voilà où ils se trouvaient. Peut-être le seul lieu où ils pouvaient s’entendre sans dispute, où ils jugeaient avoir le droit de s’observer sans parler. Où le silence régnait en maître car seuls leurs cœurs parlaient sans contrainte ni obstacle. Il n’y avait que cette brume qui avait le pouvoir d’annihiler leurs rancœurs, de les réduire à l’état de statues aphones.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Et Jared sentait ses forces s’amenuiser. Il se rendit compte que leurs deux corps entamaient une douce descente. Plusieurs fois il se stabilisa afin de reprendre leur immobilité, mais ils finissaient toujours par redescendre. Voler seul lui était fatiguant au bout d’un certain temps, porter quelqu’un s’avérer plus difficile encore. Mais il ne voulait pas voir la fin. Alors il économisa ses forces pour rendre leur chute la plus lente possible, comme s’il avait accroché un parachute à son dos. Avec le vent, ils dérivèrent sans savoir où ils allaient. Le corps entier de Jared devenait glissant mais son emprise sur Félix était si ferme que la pluie ne pouvait pas la défaire. Sa peau trempée et gelée, était parcourue de chair de poule sur tous les endroits. Il grelottait sans en donner l’impression sur son visage toujours impassible. La fin du voyage s’annonça par quelques reflets pâles plus bas. Des lueurs mobiles qui ondoyaient d’avant en arrière sous une douce mélodie d’écume. De l’eau et des rochers firent leur apparition plus bas, ils ne pouvaient pas s’y poser sans glisser et chuter dans l’eau. La fin de la fin, se dit Jared, il était temps de disparaître. Mais avant… il voulait une dernière chose, un dernier présent qu’il volait à Félix. Il profitait de cette brume, de leur état, parce qu’il doutait de pouvoir le faire après, ne serait-ce parce qu’il prétendra ne plus en avoir envie. Sa joue touchait l’oreille de son interlocuteur. Il sortit furtivement sa langue entre ses lèvres et la posa sur la gorge mouillée de Félix pour en éponger les petites gouttelettes qu’il rencontra. Il déposa ensuite un bref baiser en prenant soin de ne faire aucun bruit, puis il redressa la tête en déglutissant. Il ne voulait tellement pas partir…

BOUM ! Ils se vautrèrent tous les deux sur le lit d’hôtel, trempés et bien refroidis par l’excursion. En temps normal, Jared aurait crié de panique parce que le froid avait rapetissé sa limace sacrée qui voulait se protéger dans sa coquille. Là, il n’y fit même pas attention. Déjà que sa limace lui avait fait battre le cœur lorsqu’elle eut l’impression plusieurs fois d’être effleuré par l’objet de ses passions. Il devait se dégager de là, lâcher Félix et surtout s’éloigner de cet être absolument démoniaque qui obsédait ses pensées et son corps ! Mais il le fit avec lenteur. Une main de chaque côté d’eux, la position pour faire des pompes, il souleva péniblement son corps et partit sur le côté pour se lever du lit et s’éloigner. Les cheveux dégoulinants, son premier réflexe fut de marcher vers la fenêtre pour la refermer. Il avait du mal à bien tenir en équilibre, comme toujours à chaque fois qu’il volait durant un temps plus ou moins long. Il renifla à cause du froid, se retourna, puis il ramassa la cigarette qu’il avait laissé tomber lorsqu’il s’était téléporté là-bas. Le tabac ne résolvait pas les problèmes de froid, mais il était dépendant. Il ne voulait pas ignorer Félix mais s’il pouvait profiter d’encore un peu de répit avant que l’un des deux ne reprenne la guerre, ils le faisait. Il aperçut son briquet et alluma aussitôt sa clope en fuyant volontairement le regard de son adversaire. Il frissonna sous le froid et l'illusion de bien-être que lui procura la fumée. Et maintenant… ?

L'ambiance avait ce petit quelque chose de magique qui la rendait si exceptionnelle. Sans magie, ils seraient déjà engloutis par les rapides. Sans magie, ils ne seraient même pas venus ici. Sans magie, ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés. Toute leur relation, aussi complexe et profonde soit-elle tenait pour cause de la magie. Et jamais Félix n'avait autant vénéré la magie qu'à cet instant, si unique. Immobilisés dans les brumes, il vivait l'excursion la plus extraordinaire qu'il puisse être offert de vivre à un sorcier. Mystère, Magie et … amour.

Lentement, leurs corps se mouvèrent, comme une danse infinitésimale. Ils perdaient peu à peu de l'altitude, mais Jared était le pilote, gardien de leurs vies et de leur vol. Félix le tenait pour responsable de ces heures de quiétude volée à il ne savait quelle divinité suprême. Et il ne lui en voulait pas le moins du monde. Tout, jusqu'à la simple gouttelette en suspension lui semblait tout droit sortit d'une sorte d'étrange rêve. Et tant que Jared restait contre lui, le froid, bien qu'il titillait sa peau, lui demeurait étranger.

Le visage de Jared gardait un aspect indéchiffrable et bien que c'eut du semer le trouble dans l'esprit de Félix, il n'en était rien. Ce masque lui semblait être nécessaire. Si Jared s'était mis à le sourire ou à lui parler, il aurait crut s'envoler pour quelques contrées paradisiaques et il aurait alors comprit qu'il était mort. Pour l'heure, tout ce qu'il vivait lui semblait bien réel. Trop réel pour n'être que chimère. Peut-être n'était-ce qu'une nouvelle parenthèse dans leur vie. Mais Félix comprenait que s'il voulait survivre, il lui faudrait la vivre comme si sa propre existence en dépendait.

Il sentit une chaire molle, chaude et humide lui effleurer la nuque à la recherche de quelques perles aquatiques. Il retint un soupir, ou peut-être l'avait-il laissé ? Il ne saurait le dire, le clapotis de l'eau sous leurs pieds se faisant de plus en plus assourdissant. Et bien qu'il ne l'entendit pas, il perçu aussi distinctement qu'on lui aurait planté une lame au même endroit, le baiser furtif que Jared déposa sur sa gorge. Mais ce n'était pas de la douleur qui le pénétra au plus profond de son âme. Mais un invincible contentement, inextricablement lié à une cuisante insatisfaction.

Un flash, et il se retrouvait avachi sur le fameux lit de leurs ébats. Une odeur de mâle, forte et puissante, envahit ses narines glacées. L'air chaud lui brûlait les poumons. Ils revenaient de loin. Et pourtant, malgré le feu qui s'allumait en lui, de toutes autres flammes éclairaient désormais son âme. Les senteurs enivrantes ravivaient de formidables souvenirs. C'était comme s'il avait apporté un peu de la calme brume jusqu'ici. Et le froid.

Jared le surmontait. Il avait une vue imprenable sur son corps, couvert de gouttes brillantes, et ses muscles raidis par l'air rafraîchie de la montagne ressortaient plus que jamais. Il avait toujours cet air profondément méditatif, comme s'il était perdu dans d'indicibles pensées. Son regard, bien qu'aussi pénétrant qu'à l'ordinaire, paraissait lointain. Il songeait. Il cherchait quelque chose. Une excuse ? Une explication ? Quelque chose …

Et soudain, il s'éloigna. Félix le regarda partir, asthénique. Il tourna lentement la tête, le suivant des yeux, ne perdant rien de l'homme nu qui se redressait, fouillait la pièce à la recherche d'une cigarette sur laquelle il tira une bouffée. Il frissonna en harmonie avec lui. Les senteurs des draps remontaient encore jusqu'à lui, bien qu'elles se teintait d'une odeur d'humidité. Il ne fallait pas qu'il s'en aille toute de suite. Il avait besoin de lui.

Il toussa, se racla timidement la gorge, et toussa à nouveau. Il se rendit compte qu'il tremblait comme une feuille. Des perles d'eau roulaient le long de ses cheveux, et quand il se redressa légèrement, elles poursuivirent leur chemin sur son torse engourdi. Que dire, que faire ? Fallait-il rompre le silence, et risquer l'habituel retour à leur éternelle querelle ? Ou devait-il simplement se taire. Faire silence et le regarder. Intensément. Passionnément. Le dévorer des yeux.

Il avait froid. Son jean était trempé. Quittant à regret sa lumière noire des yeux, il défit le vêtement, se mettant à l'égal de Jared. Puis il se recroquevilla dans le lit, glacé de part en part, attendant l'instant où Jared le piquerait d'une de ses remarques habituelles, et où tout semblerait rentrer dans un ordre établit. Mais qui l'avait conçu ainsi, cet ordre ?

Un silence. Félix releva la tête, de la braise dans les yeux, de la glace au lieu de sa chair. Ou Jared partait, et il resterait gelé jusqu'à leur prochaines retrouvailles. Ou il venait le réchauffer et un jour ou l'autre, il faudrait l'abandonner … sans doute pour mieux revenir …

C’était la deuxième fois de sa vie que Jared éprouvait de la gêne à se montrer nu devant une personne. Sentiment bien ridicule pour un strip-teaseur capable de montrer son intime anatomie dans un lieu public pour le plaisir de plusieurs paires d’yeux. Il s’agissait d’autant plus de la même personne que la première fois, qui faisait naître chez lui ce malaise due à une pudeur qu’il ne possédait normalement pas. Il s’en fallait de peu pour qu’il rougisse, mais le destin choisit de lui épargner cette honte bien heureusement. Il aurait été capable de se remettre en colère alors que, cette fois, Félix n’y était pour rien. Mais Jared ne pouvait pas lui tourner le dos. Parce qu’on ne tourne pas le dos à son adversaire, et parce qu’il essayait lui aussi par tous les moyens de lancer quelques regards furtifs et qu’il voulait discrets, au corps de son amant. Ce dernier devait bien le remarquer, mais le maléfique ne voulait pas lui montrer clairement son attirance pour le corps du bénéfique. Chose vaine, probablement. C’était Félix qui le fixait, c’était Jared qui jouait le rôle de la pucelle pudique. Il avait honte aussi du rétrécissement soudain de son anatomie, dû au froid. Il y accordait beaucoup d’importance puisqu’il possédait une fierté masculine poussée jusqu’au machisme. Il hésita mais ne put s’empêcher de prendre un magazine – porno, tiens – qu’il plaça devant son entrejambe. Sa lame virile était donc cachée par la couverture d’une pulpeuse blonde. Il s’adossa au mur et fut surpris de la chaleur de ce dernier par rapport à son dos glacé.

Cette chaleur lui paraissait étouffante tant son épiderme avait du mal à reprendre une température convenable. Cela lui faisait l’effet de brulures sur les différentes parties de son corps. Il ne voulait pas prendre de décision, mais il savait qu’ils ne resteraient pas éternellement là. Il voulait fixer lui aussi Félix, mais se contenta d’un regard du coin de l’œil qui devint beaucoup plus régulier lorsqu’il vit le bénéfique se mettre à nu lui aussi. Jared détourna les yeux vers…. La fenêtre, tiens. Il ne devait pas le regarder. Il ne devait pas, il ne devait pas s’imaginer, il ne devait pas se sentir aussi attiré. Il ne devait pas songer à rentrer sous la couverture, lui aussi, à le prendre dans ses bras afin de le réchauffer. Dieu qu’il en mourrait d’envie, pourtant ! La passion devenait ardente. Il souhaitait jeter sa cigarette et foncer sur son amant. Lui aussi avait besoin de chaleur, lui aussi était frigorifié et l’idée de sentir et la couverture, et le corps de Félix, était bien plus qu’alléchante. Ses membres tremblaient de froid et il finit par s’en rendre compte en prenant sa cigarette à deux doigts. Qu’importe. Il se concentrait sur son tabac et même s’il s’agissait d’une très mauvaise idée, il ne devait ni bouger, ni parler. Ne surtout pas parler, d’ailleurs.

Quelqu’un toqua à la porte. « Femme de ménage ! » Une tête brune apparut timidement par l’entrebâillement après qu’elle ait ouvert avec sa clé. À cette heure, elle n’avait pas l’habitude de trouver le client encore dans sa chambre. C’était une habitude, puisque lui-même avait donné il y a quelque mois cet horaire pour les femmes de ménage.
« Veuillez m’excuser, je repasserais dans la journée monsieur Jones. » fit poliment la jeune femme avant d’ajouter en le regardant. « Il est interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement. »
Ne voulant pas prononcer le moindre mot, et n’étant absolument pas gêné par la présence de cette femme alors qu’il était nu, il lâcha le magazine pour ouvrir la fenêtre. Elle, en revanche, détourna le regard sur un malaise évident qui se lisait sur son visage. Il jeta sa cigarette presque terminée au dehors puis la referma. La femme le remercia, referma la porte à clé et repartit. Jared fixa l’entrée durant de longues secondes, puis dériva son regard sur le visage de Félix. Ses yeux se permirent de descendre un peu. Il entrouvrit les lèvres pour laisser sortir très lentement la dernière bouffée de tabac qu’il avait inspiré avant de jeter sa clope. La fumée s’échappa sous la forme d’un filet qui fondit vers le plafond. Il regardait les épaules de Félix, son torse, et s’y arrêta. Car la couverture l’empêchait d’aller plus bas. Si le génie lui demandait de le rejoindre, Jared ne le fera pas et voudra lui faire du mal. C’était dans sa nature d’être aussi con, il faut croire.
Un frisson le sortit de cet instant de léthargie. Il ne pouvait pas rester planté là. Il allait crever de froid s’il ne trouvait pas quelque chose à faire. Une douche chaude serait une solution… s’il était prêt à laisser Félix là. Mais non, c’était indigne de Jared que de laisser son adversaire s’en tirer, rester paisiblement dans son lit pendant qu’il prenait sa douche. Que faire alors ? Il ne souhaitait pas partir. Il s’en sentait incapable. Il était tellement perturbé, qu’il n’avait même pas cherché à répondre à la femme de ménage. Alors qu’en temps normal, il n’aurait pas jeté sa cigarette. Il n’aurait peut-être dragué gentiment pour qu’elle passe l’éponge. Il lui aurait dit d’entrer, lui aurait offert un verre pourquoi pas. Non, pas la tuer, parce qu’elle faisait le ménage dans sa chambre depuis plusieurs mois déjà et qu’elle connaissait ses habitudes. Il sortit une nouvelle cigarette du paquet, prit son briquer puis décida de s’avancer vers le lit. Il avait froid et de toute manière, ne pouvait pas résister plus longtemps à l’appel du corps de Félix. Tant que ce dernier ne disait rien, il restait presque calme et presque moins fier. Le strip-teaseur hésita, puis rentra dans le lit. Il ne se colla pas au génie comme il en mourrait d’envie. Il ne le toucha même pas. Il s’assit simplement à côté, la couverture sur ses cuisses. Il alluma sa cigarette et jeta le briquet sur le sol. Après avoir recraché sa première bouffée de fumée, la plus terrible, il finit par parler. Parce qu’il le devait. Il en éprouvait le besoin, il avait toujours ce besoin de prouver quelque chose !
« C’est trop facile de se suicider. »
Grognement. Reproche ? Il ne savait pas trop. Il voulait lui faire comprendre que s’il l’avait sauvé, c’était uniquement parce que Félix avait essayé de se tuer lui-même. Autrement dit par esprit de contradiction. Si seulement le bénéfique pouvait croire que le maléfique le maintenait en vie seulement pour prolonger sa torture ! Ce qui n’était pourtant pas le cas. Si ça avait été vrai, Jared serait si fier, si grand… Mais non, ce n’était pas voulu. Parce que dans cette histoire, Jared aussi souffrait. La différence, c’est que c’était entièrement de sa faute.

Jared se cachait. Avec un magasine dont la couverture était nettement moins intéressante que ce qu'elle dissimulait. Alors qu'il était resté plutôt impudique pendant un bon laps de temps, au sommet d'une montagne secrète, dans les profondeurs cryptiques d'un gouffre brumeux, dans l'espace de cette même chambre tandis que leur haine s'évertuaient à se crier l'une sur l'autre. Et pourtant, à cet instant, il sembla troublé. Quelques secondes, même si ses gestes ne tardèrent pas à reprendre un certain naturel … on ne peut plus charmeur. De grands philosophes ont dit que l'objet d'un désir était encore plus désirable lorsqu'il était caché de la vue de celui qui le désirait. Non pas que Félix eut uniquement des idées malsaines, mais l'homme étant un homme et la passion étant la passion, il ne pouvait nier que cette partie de l'anatomie du sorcier faisait partit du lot qu'il appréciait ô combien malgré lui ..

Le silence persista jusqu'à l'irruption de la femme de ménage et Félix remonta, comme pour s'assurer, les couvertures afin de dissimuler correctement sa virile intimité qui faisait encore piètre allure à cause d'un certain froid que Jared devait déprécier autant sinon plus que lui. N'osant ajouter un mot tandis que Jared semblait tout à fait à son aise dans la conversation avec l'agent de nettoyage, il assista à l'échange, bref, entre eux. Jared balança un mégot par la fenêtre et de nouveau, le silence s'installa dans la chambre tandis que la bonne femme venait de fermer la porte derrière elle.

Jared resta immobile un court moment, bien qu'il était tout aussi tremblant et transit de froid que Félix qui peinait à se réchauffer, seul au milieu des couvertures. Puis, le sorcier maléfique s'approcha et Félix ne pu contenir le fourmillement intérieur qui lui chatouillait le bas-ventre à chacun des pas que son amant faisait dans sa direction. Il tentait de détourner le regard, pour ne pas succomber à cette intenable tentation, mais il était comme obligé de rejeter un coup d’œil au visage et au corps de Jared toute les demi-secondes.

L'homme s'installa sous les draps en prenant manifestement garde à bien marquer la distance entre eux. Félix tâcha de la respecter, bien qu'il n'avait qu'une envie : se précipiter dans les bras de Jared, trouver chaleur et réconfort éphémère pour son âme endolorie. Toutefois, une sorte de fierté, probablement un effet empathique du à l'influence des émotions de Jared sur lui, ou quelque chose comme ça, l'empêchait de mettre ses désirs à exécution. L'idée d'une douche chaude traversa son esprit un instant.

Puis Jared rompit enfin le silence. Félix éclata d'un léger rire silencieux. Facile, le suicide ? Qu'il meure, de sa main ou de la sienne, cela importait-il vraiment à ce sorcier ? La question était de savoir s'il allait être facile pour lui de supporter de l'avoir sauvé … Félix apprenait peu à peu à comprendre et supporter le caractère de Jared. A croire qu'il mettait sa susceptibilité en veilleuse. Car il n'avait pas envie d'une nouvelle vague de colère. Assez de téléportations pour le moment ! Pourtant, au fond de lui, il ressentit comme un pincement au cœur. Une souffrance dont il était pratiquement sûr qu'elle n'était pas entièrement sienne …

« J'ai froid ... » Déclara simplement Félix en claquant des dents.

C'est alors qu'il réalisa que sa main était allée s'approcher de celle, à la peau nouvelle, de Jared. Il constata que sa peau à lui était toute aussi blanche que celle de la main magiquement soignée du sorcier. Il remarqua qu'il était incapable d'arrêter son geste. Il nota que son cœur battait un peu trop vite pour qu'il soit dans son état normal. Il perçu que l'odeur de la cigarette ne le dérangeait plus quand elle se mêlait à celle de Jared. Il jura intérieurement et mit sa conscience en mode veille. Encore.

Et tout son corps se colla à celui du sorcier. Peut-être serait-il repoussé, peut-être pas. Pour l'instant, il passait ses bras sur son torse, l'une se posant sur ses pectoraux, l'autre glissant sur ses adbos, le tout en caressant doucement, mais suffisamment pour créer quelques chaleurs. Il enfoui son visage dans le creux de l'épaule du sorcier qu'il haïssait tant d'aimer et déposa imperceptiblement quelques baiser fugitifs sur sa nuque. Comme pour lui montrer ce qu'il perdait s'il le repoussa, une des mains de Félix descendit doucement vers des régions plus affectées par le froid et qui devraient bientôt retrouver une température tout à fait acceptable …

Il devait pourtant bien s’attendre à ce que la distance qui le séparait de son amant se brise, à un moment ou un autre. Cette couverture posée sur le bas de son corps ne le réchauffait pas le moins du monde. D’un autre côté elle était trop peu épaisse pour apporter de grands bienfaits. Jared était ordinairement le genre de type qui avait toujours chaud, qui dormait sur la couette en caleçon ou bien nu s’il était accompagné. Une bouillote humaine. Mais là, il aurait beaucoup aimé avoir quelque chose sous la main qui puisse le réchauffer un peu. Félix eut un rire discret suite à ses paroles et le maléfique pencha la tête sur le côté pour l’observer. Il n’y avait rien de drôle, il lui en voulait réellement pour avoir tenté de se tuer. Les raisons de cette rancœur lui paraissaient bien obscures parce qu’il ne cherchait pas à l’élucider, mais il savait qu’il lui en voulait, et que la simple idée que le bénéfique recommence pouvait le mettre hors de lui. Ça lui faisait mal. Et lorsqu’il était psychologiquement blessé, il était sujet aux colères plutôt qu’à la tristesse. C’était sa manière à lui de montrer son inquiétude, ses angoisses, ses problèmes, lui qui avait pour habitude de régler ses propres soucis seul, sans avoir besoin d’en parler à qui que ce soit. L’autre avait froid. Le strip-teaseur ouvrit la bouche avec l’intention de répondre une méchanceté cinglante qui raviverait davantage leur rivalité. Quelque chose comme « Tant mieux » ou « Rien à foutre ». Mais rien ne sortit, il se ravisa et se contenta d’hausser les épaules. Est-ce qu’il supporterait une nouvelle virée dans un gouffre ? À force de se téléporter, de voler, de se cloner, il commençait véritablement à s’épuiser. Tout ça pour quoi ? Revenir au point de départ avec un froid incommensurable qui le transperçait de part en part.

Son regard se posa sur la main de Félix qui rencontrait la sienne. Il leva les yeux sur l’azur ondulant de cet homme si intelligent, suicidaire, fou. Il vit le corps du génie venir se frotter au sien, retrouver la chaleur que tous deux espéraient tant avec impatience. Les mains du bénéfiques qui parcouraient son torse, et le maléfique qui regardait droit devant lui en luttant contre le besoin de le serrer contre lui, et l’idée de le repousser. Il puisa dans son âme une volonté dans un effort surpuissant qui lui serrait le cœur. Il inspira une grande bouffée de tabac et avala la fumée en fermant les yeux pour se permettre de déglutir un peu. Il leva ensuite ses deux mains et les posa sur les épaules de Félix pour le pousser un peu. Il avait pour devoir de repousser ce dernier, c’en était trop ! Il ne pouvait pas se permettre, il ne pouvait pas laisser faire son souffre-douleur ! Il remua son épaule pour l’empêcher d’y déposer des baisers. Ce n’était pas digne de Jared, c’était… il fallait… La main du génie partait dans un territoire connu depuis peu. Un territoire personnel que Jared aurait espéré qu’il ne retrouve pas. Et pouf, la volonté du maléfique venait de prendre un sacré coup sur la tête. Il cessa de repousser son amant. Pire encore, il suffit que la main de ce génie effleure le membre le plus sensible de ce Jared, pour que ce dernier perde toute envie de le repousser. Il rentra son ventre, sous la bouffée de chaleur qui envahit ses oreilles. Non, non, il ne pouvait quand même pas céder comme ça… Eh bien si. Il n’était qu’un homme, après tout. Comment pouvait-il résister plus de quelques secondes à l’appel du désir.

Parce qu’avec un amant tel que Félix, dont il désirait le corps plus intensément que le corps de beaucoup, c’était son épée naturelle qui pensait et qui prenait les décisions à la place de son cerveau. Très bien, il l’avait voulu ! Jared enlaça l’autre à son tour à la taille. Une main ouverte dans le dos de Félix poussa ce dernier à le blottir davantage contre lui. L’autre, plus coquine, décida d’aller elle aussi à la rencontre d’une zone dont lui seul avait l’accès dorénavant, et gare à celui qui tentera d’y aller ! Caresses, exploration du toucher. Il se délecta du contact que sa main avait avec la virilité du génie, fameux tueur de démons. Le maléfique posa son front sur celui de Félix et planta ses yeux dans les siens. Il se perdait à nouveau, il le sentait. Mais l’autre en face tremblait comme une feuille tant il avait froid. Malgré la chaleur que leur passion dégageait, leur peau gelée ne parvenait pas à se calmer. Ils étaient encore mouillés, ils avaient trempé le lit, et cette couverture ne protégeait rien.
« Cesse de grelotter. » ordonna Jared alors que lui aussi avait encore bien froid. Il ferma les yeux un court instant, le temps de prendre une nouvelle décision. Décidé, il se décolla de son amant et sortit du lit. Cependant il était toujours fou de désir et sa main vint agripper le bras de Félix. Il invita ce dernier à sortir du lit également, ne le forçant presque pas. Puis il l’entraîna d’une manière plus décidée encore vers la salle de bain. Sans le lâcher, ce qui ne risquait pas d’arriver parce qu’on ne lâche pas son souffre-douleur comme ça, il ouvrit la porte de la douche et fit couler de l’eau en réglant le robinet sur une température bien chaude. Il poussa sans trop de méchanceté son compagnon à l’intérieur puis croisa les bras pour le regarder d’un air indiquant qu’il attendait quelque chose. Que Félix se réchauffe sous l’eau, c’est pour ça que Jared l’avait mis sous la douche. Il en avait assez de le voir geler. Le maléfique avait bien envie de le rejoindre mais il tenta de se contenter de la fumée des vapeurs chaudes. Il s’adossait à la commode de la salle de bain parce qu’il n’avait pas terminé sa cigarette encore à moitié usée dans sa bouche Il jouait les gros durs, même pas mal, même pas froid, même pas besoin d'aller dans la douche ! Idiot un jour... Ce qu’il n’avait pas prévu dans sa petite improvisation, c’est un petit résultat qu’il ne remarqua cependant pas. L’eau qui coulait dans les cheveux et sur le visage de Félix. Le torse saillant de ce dernier, le corps debout complètement nu. La douche qui déversait son eau sur la poitrine, les fesses du bénéfique, la fumée qui s’échappait lorsque l’eau chaude entrait en contact avec la peau gelée, l’intensité avec laquelle Jared le dévorait du regard, les yeux de ce dernier qui descendaient jusqu’à un point qu’il ne pouvait s’empêcher d’observer avec envie. Le désir qu’il éprouvait déjà depuis que l’autre avait promené sa main sur les « terres interdites ». Toute cette accumulation d’excitations n’eurent alors d’autre effet que de ramener son arme masculine au garde à vous. Parfaitement perpendiculaire à son bassin, alléluia. Heureusement pour lui, il était trop occupé à contempler le corps de Félix pour s’en rendre compte.

La brume s'était engouffrée dans son esprit. Cette quiétude irrésolue, ce calme olympien qui engourdissait sa souffrance à l'en faire oublier jusqu'à l'existence. Les besoins primitifs ressurgissaient, la simplicité d'une situation qui ne l'était pas lui apparaissait clairement. Qu'il y avait-il comme substance dans ce brouillard ? Peut-être rien. Sauter du haut d'une falaise, par amour pour un homme dont on ignorait la véritable nature des sentiments qu'il avait à son égard, renoncer à sa vie pourtant si importante pour quelques poignées d'innocents qui ne seraient pas sauvés, tout semblait dénouer le fil mystérieux d'un destin plus obscur. Ce saut aurait des conséquences, Félix les sentait déjà remuer en lui. Il avait choisit de changer. Or changer lui était si difficile, car entre le bien et l'amour, il avait choisit le deuxième. Comme il avait déjà préféré la connaissance au bien avec Otthran. Se détourner de ces idéaux moraux l'avait peut-être conduit à tenter la mort pour éviter le massacre. Pourtant, il était parvenu à revenir de la mort. Fallait-il y voir une autorisation au changement ?

Il est étonnant de voir comment un homme épuisé peut sentir une énergie nouvelle couler en lui lorsque s'éveille le désir en son corps. Si c'était le besoin de chaleur qui l'avait précipité sur Jared, ce n'était plus tellement cette nécessité qui conduisait ses mains à flatter les reliefs du torse de son amant. Et descendre plus bas, sous l'impulsion d'une envie soudaine, irrésistible, comme un affamé devant quelques délicieuses pâtisseries. Et le froid infernal recula de quelques pas, où était-ce son cœur qui battait beaucoup plus vite ? Les questions trouveraient des réponses plus tard. L'heure n'était plus à la réflexion, mais à l'abandon. Jared l'immobilisa une seconde en attrapant ses épaules. Mais la seconde suivante, Félix aiguisait l'épée maléfique, l'observant sous tous les angles avec sa main, ses yeux dévorant toujours les prunelles sombres de l’épéiste. Les deux combattants s'engagèrent dans un combat plus rapproché, attirés l'un contre l'autre plus efficacement que deux aimants compatibles tandis que leurs lames faisaient grandir en eux une passion dévorante. Félix recevait des vagues fourmillantes, si bien qu'il ne savait si c'était la température ou quelque chose d'autre qui le faisait trembler à ce point. Ce qu'il savait, c'était la couleur des iris du sorcier dont le regard le pénétrait jusque l'âme en faisant fondre la moindre résistance. Se damner pour un regard. Se vendre pour une caresse. Se tuer pour un sorcier.

Cesser de grelotter n'était pas facile. Pour Félix, ce n'était que la deuxième expérience de toute sa vie. Et bien qu'il était de ses hommes inconsciemment compétents, il était aussi de ceux qui, par défaut, se sentaient toujours incompétents. Aussi, ce combat au corps à corps éveillait en lui une alternance de crainte et d'envie, si bien qu'il était impossible de distinguer l'un de l'autre, et que chaque acte le faisait frissonner, succombant au plaisir de ses sensations nouvelles, découvrant aussi bien son corps que celui de son amant. Comment diable avait-il pu passer à côté de cela pendant si longtemps ?

Quand Jared se détacha de lui, une onde glaciale vint refroidir la peau qui, depuis quelques minute, côtoyait celle de Jared. Félix songea une seconde qu'il allait le laisser là et partir, sorte de révérence à la Jared, car cela ne serait ni une fuite, ni quelque acte de peur ou de lâcheté. Ce serait parfaitement sadique et cruel, de quoi semer un plus grand trouble dans l'esprit déjà pas si clair du Chat-Savant. Mais lorsque son bras fut tiré par le sorcier maléfique, les effets brumeux remplirent à nouveau leur office tandis qu'il suivait le mouvement de sa Lumière noire vers la salle de bain. Guidé, poussé, dirigé, il n'avait plus rien à penser. De toute façon, son esprit était occupé par cette sombre lueur qui répondait au prénom de Jared. Si bien que ses mains effleurèrent « malencontrueusement » le corps du sorcier pendant le trajet.

La chaleur de l'eau tombant sur son corps était bien faible comparée à celle qui émanait du corps de son amant. Bien que salvatrice, car elle avait cependant bien l'effet agréable de chasser le froid physique, elle laissait sur son corps une insatisfaction presque insupportable. Nul ne devait allumer le brasier ardent du désir et s'en aller sans le consumer en entier. De nouveau, Félix était victime de son inconscient succès, car même s'il n'imaginait pas un seul instant qu'on puisse l'observer avec autant d'émotion que Jared en recevait, il n'osait pas, par timidité, intenter quelques comportements aguicheurs que ce soit. Pourtant, il savait que le sorcier était entêté. Il prit une longue respiration, ferma les yeux, et laissa le désir l'animer.

Il prit un temps. Puis, faisant comme s'il terminait, il se dirigea vers la sortie de l'habitacle et rencontra Jared qu'il fixa intensément. Son regard se promena sur son visage aux yeux dévorants, descendit le long de son cou, encercla sa poitrine, glissa sur les collines abdominales, marcha sur le perchoir tendu à l'horizontale et sauta jusqu'à retourner à son visage pour empêcher l'observateur indiscret de rougir. Il s'approcha très près, trop près de sa lumière noire pour lui souffler quelques mots dans l'oreille.

« Cesses d'attendre une invitation ... »
Ce n'est pas ton genre, pensa-t-il.

Et les mains de Félix reprirent possession de l'apollon maléfique en suivant la courbe de son dos, s'arrêtant peu avant le galbe de ses fesses pour remonter sur ses hanches avec cette délicatesse irrésistible qui rend fou l'homme qui n'en peut plus d'attendre davantage. Puis il s'immobilisa, le frustrant sans doute encore plus. Et il fit quelques pas en arrière, maintenant sans vraiment forcer, le corps de Jared entre ses doigts. L'eau commença à recouvrir le corps du maléfique qui semblait, à tout instant, pouvoir s'échapper. Et comme cette crainte se matérialisa dans l'esprit du professeur, ses mains se joignirent au niveau de l'instrument de son bourreau, comme pour le tirer encore mais toujours sans jamais forcer, les a-coups du déplacement se répercutant directement sur ce morceau de chair durcie. Aller-retour, allers-retours, le jeu du chat et de la souris ...

L’excuse officielle : il n’avait pas terminé sa cigarette. La raison officieuse : Il ne fallait absolument pas qu’il cède et qu’il rentre dans cette douche avec Félix. C’était très mal parti, et son excitation ascendante le rendait sur le point de craquer. Il ne pouvait plus décrocher son regard du corps de son amant, il ne pouvait plus bouger sans risquer de se diriger vers lui, comme il était irrémédiablement attiré. Alors il se battait contre son désir, en vain puisque son corps répondait un peu trop clairement à l’appel de celui de son partenaire. Il l’observait. Ses formes, sa silhouette, il n’arrivait plus à penser à autre chose. Puis Félix se dirigea vers lui, fou de désir lui aussi. Il était tellement plus lucide, plus raisonnable que ce macho qui n’avait pas encore compris que la lutte était vaine, et qu’il n’avait aucune chance de résister. Dire que quelques minutes / heures (?) plus tôt, il était sur le point de le pousser, et de le faire disparaître définitivement de ce monde. L’ironie aurait été qu’il réapparaisse en être des lumières, ah ah ah. Il se fit violence pour garder les bras croisés à l’approche de Félix. Non pas pour se retenir de le frapper – comme s’il retiendrait ses coups – mais plutôt pour s’empêcher de laisser la passion le submerger. Effectivement, ce n’était pas son genre d’attendre une invitation. Mais ce n’était pas tellement le cas… Il mourrait d’envie d’y aller mais il tentait également de se faire croire qu’il avait assez de volonté pour rester l’odieux méchant comme on le connaissait. Il constata avec désespoir la puissance incommensurable que Félix avait sur lui.

Quelques caresses, et le srip-teaseur décroisa ses bras sous un frémissement. Il ne regardait que les yeux de son interlocuteur maintenant, essayant de percevoir les émotions, les réactions, les mimiques de son visage comme s’il désirait plus que tout y voir cette même lutte que lui-même menait. Non, le seul con ici qui n’arrive pas à se laisser aller, c’était lui. Sa peau voulait encore des caresses, son visage tentait de rester impassible devant la frustration qu’il essayait de ne pas ressentir. Il fit un pas en avant pour le suivre, puis il s’arrêta en sentant l’eau chaude se déverser sur lui aussi. Non. Non il ne faut pas, se disait-il. Heureusement pour son désir, Félix s’attaqua de nouveau à la faille, jusqu’à briser cette fois toute la carapace. Comme si le génie venait d’agripper la poignée magique pour ouvrir la porte, Jared s’avança en laissant échapper plusieurs soupirs sous ses déplacements, et surtout sur les effets que cela provoquait sur l’emplacement des mains de son compagnon. Mené par le bout de la queue, ça lui allait si bien ! Sa clope maintenant éteinte à cause de l'eau, il la cracha sur le sol. Sans plus attendre il colla son corps à celui de son amant et plongea ses lèvres dans la nuque de ce dernier, forçant ce dernier à relever le menton pour lui offrir un peu plus de territoire. Sa passion éclatait, et cela se voyait à travers des marques rouges qu’il laissait sur la gorge de Félix après le passage de ses lèvres. Un peu brutal parce qu’il s’était retenu trop longtemps à son goût, il poussa de son torse son amant jusqu’au mur mouillé où il y appuya sa main. L’eau chaude coulant sur leurs deux corps ne faisait qu’accroître son désir sous une chaleur qui aurait presque pu devenir étouffante. Il avait besoin de dévorer cet homme, de le mordre pour ensuite le lécher, et il ne s’en privait pas. Il se serait presque cru enragé, sauf que la couleur rouge fut le seul dégât de son carnage car il ne voulait pas faire de la gorge de Félix un morceau de charcuterie déchiqueté.

Tous ses muscles étaient contractés. Son ventre rentré pour que seuls ses abdominaux fassent rempart aux caresses – toujours sa fierté – son bassin remuait lentement de gauche à droite tout en s’avançant vers celui de son compagnon pour suivre le rythme des mains de Félix. Allers- retours, inutile d’expliquer à quel point il adorait ce refrain qui le faisait soupirer à chaque cycle de ces caresses. Sa main libre décida de ne pas rester inactive. Il la fit d’abord passer sur le postérieur de son partenaire afin de le caresser – quoique les mots plus appropriés seraient plutôt : tripoter furieusement. Il ramena ensuite sa main sur la poitrine de son compagnon pour lui pincer les tétons, guidé par une envie soudaine. Pour finir, il laissa sa main se balader au niveau de la zone interdite du bénéfique dans l’espoir de rendre à ce dernier le plaisir qu’il lui offrait. Jared en caressa le bout comme s’il manipulait quelque chose de précieux et d’inédit. Il faut avouer que les mâles ne sont pas dans les habitudes de Jones qui, la seule fois où il coucha avec un homme auparavant, fut lors d’une soirée bien arrosée avec ses « potes » lorsqu’il avait entre seize et dix-sept ans. Le dinosaure qu’il tenait donc fermement maintenant dans la main n’était pas manipulable comme un mamelon. Mais ayant le même sur lui, il savait bien comment cela fonctionnait après tout. Il offrit les caresses lui aussi, bien qu’étant occupé sur les suçons qui dévastaient la gorge de Félix, il n’avait que quelques gestes maladroits et une pression un peu forte par moment à donner à la virilité de son amant. À quoi bon, son côté viril lui disait que de toute façon, Félix n’avait pas son mot à dire, et qu’il restera plaqué contre le mur le temps que Jared le souhaitait. Ce n’était pas vrai, mais le maléfique cherchait toutes les excuses imaginables pour continuer de se dire qu’il était le méchant de l’histoire, et non un bleu qui craquait devant le corps d’un autre apollon.

Le message ne pouvait être plus clair. Félix avait lâché prise. Ses idoles de logique, de raison et de réflexion s'étaient perdues en chemin. Des incarnations plus triviales, mais pas moins essentielles, le ramenait à la vie, la vraie, telle qu'elle était digne d'être vécu. L'extase intellectuelle, cela allait pour un temps. Mais le corps, tout comme l'esprit, avait des désirs, des passions, et il fallait les combler au mieux pour assurer l'équilibre. De même que le bien et le mal ne pouvait prendre d'importance l'un sur l'autre pour conserver l'ordre établi, la chair et l'âme devaient s'entendre … ou se détruire. Et si l'âme s'entêtait de quelques moralités, l'être avait le dernier mot. On ne résiste pas à la faim parce qu'on ne veut pas manger. Un jour où l'autre, entre la mort et la nourriture, on choisit la nourriture. Reste à savoir si on a encore assez de force pour l'attraper. L'instinct de survie. Sans doute la nécessité la plus essentielle à l'homme. Ou aux sorciers. Jamais Félix n'aurait pensé qu'une parole d'ivrogne, entendue dans un bar douteux, n'aurait eut autant de vérité : « Il n'y a pas de mal à s'faire du bien ! ». Un point pour l'alcool.

Eau, chaleur et plaisir charnel. Félix, possédé par son propre désir, son envie irrésistible d'amener son bourreau en lui, était venu à attirer une sombre lumière dans la douche. Les gouttes se perdaient dans ses cheveux, tombaient sur ses épaules larges, dégoulinaient le long de ses muscles en suivant les reliefs de ses abdominaux jusqu'à glisser sur un bâton de chair. Fantasmes, souvenirs, la nuit dernière semblait déjà trop loin pour le corps brulant de Félix dont la main flattait la longueur de ce sceptre magique, objet de tant de rêveries soudainement. Il sentit son partenaire craquer, sa résistance cédant devant quelques charmes dont il ne pourrait prétendre avoir le secret, l'instinct lui interdisant l'accès par la conscience. Il semblait, de toute façon, qu'il errait entre la conscience et l'inconscience, vivant ses sens avec une intensité décuplée, perdant jusqu'à l'essence de toute réflexion. Profiter, donner, succomber, aimer.

Plaqué contre le mur mouillé, Félix retenait encore les quelques soupirs qui cherchaient à jaillir de sa bouche, tandis qu'il sentait la main libre de Jared s'aventurer sur le galbe de ses fesses, massant, caressant, conquérant définitivement ce territoire, comme s'il imprimait sur chaque parcelle de sa peau, chaque cellule, son nom, de même qu'il semblait le faire dans le creux de son coup, où il lui semblait être dévoré. Et c'était presque s'il voulait qu'il le morde, afin de bien marquer son appartenance éternel à cet homme pour qui amour et haine devenaient synonymes en si peu de temps. Il relevait le menton, et lâcha un gémissement incontrôlable tandis que son esprit bourdonnait d'envie dans sa tête, son cœur, et quelque part dans son bas-ventre. Quelque chose de grandit, affermi, impatient. Son torse fut le deuxième assaut de la main du sorcier maléfique, pincé, effleuré, il prodiguait dans tout son être des fourmillements invincibles. Un des bras de Félix se resserra autour de son amant, comme pour l'empêcher de partir si l'envie lui en prenait, comme pour l'intimer à se rapprocher encore, bien qu'on pouvait difficilement faire mieux. Et quand Jared descendit en terres désormais connues de lui seul, Félix agrippa les cheveux de son adorable tortionnaire, et calqua le rythme qu'il prenait sur l'épée de ce dernier. Si bien que le désir montait comme une flèche enflammée, une fusée vers le plaisir suprême. Déjà ? Non. Trop peu, c'était encore trop peu pour l'instant, et Félix s'abandonna complètement à sa personnalité sensuelle qu'il ne connaissait pas.

Sa main occupée à aller et venir remonta en passant par les fesses et les reins du sorcier. Son propre dos glissa le long du mur trempé, et sa bouche effleura les épaules solides de son amant. Sa langue lécha le haut des pectoraux saillants, et ses lèvres s'attardèrent un instant sur les morceaux de chairs durcis, que ses dents pincèrent légèrement, mordillant doucement, avant que quelques baisers ne se posent sur chaque étages de la tablette de chocolat ferme qui précédait l'objet de tous les plaisirs. Ce dernier, tendu comme jamais, eut droit à quelques flatteries pendant que les mains du professeur rencontraient à nouveau le postérieur du sorcier maléfique. Et enfin, Félix gouta à nouveau au bâton secret de sa Lumière noire. Et il le goutterait longtemps, jusqu'à ce que Jared y mette fin, car il n'y avait que cela qui pouvait l'arrêter. Son maître, son ennemi, son amant, et son unique amour.

Jared n’avait jamais eu la sensation aussi forte de courir à sa perte. Il prenait des risques, aimait le danger, mais se croyait bien trop fou pour se faire autant de mal. Fou, ou pas assez justement. Il avait l’impression d’avoir été lâché au milieu du paradis. Sans flèche des ténèbres, il poursuivait sans relâche les êtres des lumières. Il se prenait des coups, se faisait électrocuter par leurs dons, faiblissait sous leurs assauts sans qu’il ne puisse jamais leur faire le moindre mal. Une expédition inutile et suicidaire qui n’aura jamais d’autre issue que la défaite. Et il goûtait à cette défaite alors qu’il laissait son corps exprimer sa passion envers celui de son partenaire. Et même dans son désespoir, son amertume se cachait sous un flot de désir qui l’enivrait tout autant que la présence de son compagnon. Son expérience dans le domaine des plaisirs charnels aurait dû le pousser à craquer avant son adversaire. Sa fierté surdimensionnée avait pallié à ce problème. Et Félix, qu’avait-il pour résister ? Il avait à son grand dam goûté au fruit interdit et, pire encore, avait autant apprécié que l’autre goûteur. Il avait un cerveau capable de lui sortir toutes les raisons existantes sur tous les sujets possibles. Et son intelligence avait su lui montrer qu’il y perdrait probablement moins à se laisser aller plutôt qu’à lutter en chœur avec ce grand con qu’était Jared. Ce dernier était censé incarner la tentation, l’incitation. Au lieu de cela, il avait essayé plus longtemps de préserver son intégrité. Une solution lui apparut afin de sauver son honneur. Puisqu’il cédait avec Félix, était-il temps de pousser sa méchanceté jusqu’aux abus sur autrui ? De se faire connaître comme étant bien plus qu’un dragueur… ? Afin que les gens ne sachent pas qu’il avait hésité devant la beauté de ce génie, qu’il s’était battu contre ses passions, qu’il était incapable de le tuer. Afin que les gens croient que ce monstre maléfique se tournait vers un mal beaucoup plus vicieux, et que ses cochonneries avec le bénéfique n’étaient que plaisir forcé qu’il n’aura aucun scrupule à soutirer d’un autre aussi.

Mais non. Jared avait quelques principes. Et s’il voyait dans la tête de son fils un avenir où il devenait le monstre du dessus, il n’était pas prêt à passer ce cap. Il n’en avait aucune envie. Il aimait son mode de vie actuel, il aimait sa part d’humanité, il aimait être apprécié pour son élégance et son charme, plutôt que craint par tout le monde. Non, Axel ne pouvait avoir le même père que ce qu’il était à présent. Au final, Jared ignorait comment il rattrapera cette chute directe. Il ne pouvait même pas parler d’enfer puisque même ça, c’était préférable pour lui. Ces questions ne le tracassèrent pas bien longtemps car la passion qu’il partageait avec son partenaire occupait l’entièreté de son esprit. Nous verrons plus tard, se dit-il alors. Il était absolument certain que plus tard, il réagira de la même manière qu’au réveil du matin. Plus jamais de drogue, disait toujours le drogué avant de retomber dans la déchéance. Le corps de son compagnon lui appartenait, répondant à ses désirs comme il l’espérait. Il s’appropriait toutes les parcelles de peau qui passaient sous ses lèvres ou ses mains. Il soupirait tant le répondant de Félix lui faisait de l’effet. Il avait toujours l’impression d’avoir quelque chose à prouver, et bien plus encore que lors d’une éternelle bataille avec son adversaire. Il s’agissait là d’un intense répit avant de reprendre le combat. Il dut quitter à regret le cou de sa « proie », lorsque cette dernière lui échappa quelque peu. De ce fait, et en voyant l’autre s’abaisser, l’objet enchanté qu’il tenait dans ses mains disparut également. Quel dommage, se dit-il. Mais cette courte déception laissa aussitôt place à une excitation sans borne, à la vision du bénéfique cherchant à le combler.

Jared avala sa salive comme s’il s’attendait à subir quelque chose d’incroyable, ce qui serait probablement le cas. Il caressa maladroitement les cheveux de cet homme avec l’impatience de le voir passer à l’acte comme il en donnait l’impression. La danse avec l’extase suivit de près, alors qu’il entrouvrait ses lèvres pour laisser quelques grognements s’échapper. Une main toujours dans les cheveux du génie, l’autre plaquée contre le mur, il se pencha en avant les yeux fermés pour savourer toutes les sensations d’euphorie qui parcouraient ses membres. Un délice sans nom secouait de spasmes indétectables ses membres. Son bassin ondulait de l’avant en arrière sans qu’il ne puisse rien contrôler. Certains grognements se transformèrent même en gémissement de temps à autre, surtout lorsqu’il se servit de sa main pour appuyer quelques fois sur la tête de Félix, sans trop de force cependant. Il recevait bon nombres de caresses au niveau des fesses. Si l’autre lui réservait un traitement pareil, comment le maléfique pouvait lui résister ? Il rouvrit les yeux pour le voir faire. Une grosse bouffée de chaleur le prit, le rendant plus chaud encore que l’eau qui leur coulait toujours dessus. Son ventre rentré, ses muscles crispés, sa main libre qui s’agrippait maintenant au robinet comme s’il cherchait à l’arracher, pour rien au monde il n’aurait laissé ce moment s’arrêter. Il aurait voulu que cet instant dure encore, et que son partenaire aille jusqu’au bout. Qu’il atteigne le comble du plaisir dans cette situation. Mais un autre projet lui fit envie. Lorsqu’il se sentit sur le point du non-retour, il se recula pour tout arrêter. Toujours penché en avant, il passa ses mains sous les bras de Félix afin de relever ce dernier et de le remettre à sa hauteur. Jared pencha légèrement la tête vers la gauche en le regardant. Il reprit son étreinte et réapprocha son visage pour embrasser le donneur de passion en face de lui. Ses deux mains partirent dans vers la zone interdite de Félix à laquelle il frottait la sienne pour quelques frictions érotiques qui lui arrachèrent de nouveaux soupirs. Il put ainsi retrouver l’épée du génie presque collée à la sienne. Les maintenant tous les deux l’une contre l’autre avec la main, il entama une nouvelle série de caresses rythmées alors que son autre main partait chasser du côté des sphères d’amour de son amant. Ses grognements revinrent en masse et ses lèvres quittèrent le baiser pour aller étouffer sa voix dans le cou de son compagnon. Il sentait que si l’autre le laissait faire ainsi, il n’allait pas tarder à atteindre l’extase du plaisir et de ses gémissements.

C'était une descente imminente en Enfer. Une véritable auto-damnation. Mais ce n'était pas au Diable qu'il vendait son âme pour l'éternité. C'était à une entité plus puissante encore dans son coeur palpitant. C'était à l'incarnation même de sa douleur, sa joie, son plus grand malheur et son plus grand bonheur à la fois. Sa Lumière noire avait tellement de qualificatifs, des nobles aux injures, et pourtant, la balance penchait clairement pour sa noblesse … même s'il lui arrivait d'osciller dangereusement. Il devait le reconnaître, sa vie tournait autour de Jared et quoi qu'il fasse, jamais il ne pourrait cesser d'être le petit électron gravitant autour de ce noyau, espérant indéfiniment qu'un jour, ils se rencontrent enfin. Et ce genres d'instants avaient le goût d'une rencontre, avant que les lois électriques ne les séparent à nouveau … pour combien de temps ?

Il sentait la main de Jared dans ses cheveux, main qui tantôt serrait, tantôt desserrait sa prise, cherchant quelque chose, en attendant une autre. Elle se tortillait, comme soumise à un terrible supplice, et montrait presque vouloir atténuer une douleur. On aurait dit une queue de lézard jetée dans le feu, gigotant dans tous les sens. Il ne manquait plus que quelques « laissez-moi tranquille » pour parfaire l'image. Mais la force avec laquelle son bourreau lui appuyait parfois sur le crâne laissait suggérer que ce n'était pas tout à fait le message qu'il fallait comprendre. C'était plutôt une invitation au vice, au plaisir et à la luxure. Invitation que Félix ne fit pas répéter deux fois, tandis qu'il s'emparait de l'objet ultime de la virilité de Jared. Et revint le refrain préféré du mauvais sorcier : Allers-retours …

Félix le suivait dans ses désirs, accélérant quand il le sentait se pencher et affermir la main qui trainait dans ses cheveux, ralentissant pour le faire languir un peu, lorsque les grognements s'intensifiaient. Il suivait le mouvement des hanches de son amant, imaginant une autre danse que celle-ci, où le bâton de plaisir n'aurait pas tout à fait le même fourreau. Il se surprit à fantasmer, puis reprit sa délectation. Suçant, aspirant, léchant, il sentait le plaisir grimper aux alentours des sixièmes ciels. Quand Jared sembla avoir d'autres projets.

En remontant vers le visage de son amant, Félix laissa « malencontrueusement » ses mains glisser sur la bourse mystique du plaisir de Jared. Voyant son amant s'approcher, il s'abandonna à un fougueux baiser, penchant légèrement la tête vers la droite, se délectant de leurs langues qui s'entrecroisaient en un combat farouche, concourant pour déterminer laquelle d'entre elles sera la meilleure danseuse. Un frisson de plaisir l'électrocuta quand il sentit sa propre virilité subir un nouvel assaut de Jared, et un gémissement s'échappa de sa gorge quand il sentit le rapprochement de leur parties intimes. En un geste, en un rythme, leurs baguettes extatiques furent la cause de mille et uns fourmillements, soupirs et spasme délicieux. Le désir grondait, prenant son élan pour accrocher les rideaux, l'ascenseur céleste approchant dangereusement du septième, et le fantasme Félicien reprenant de plus belle, comme une supplication. Toutes les cellules de son corps semblaient l'appeler, le crier, dans ce sens. C'était trop peu, autrement, et demeurerait peut-être un éternel sentiment d'insatisfaction jusqu'à la prochaine fois ...

Il n'était qu'une marionnette, à la charge de cet homme. Il était l'objet de ses désirs, consentant qui plus est. Il était entièrement à sa merci, comme bon nombre de fois où il n'était que victime à torturer. Mais il ne pouvait s'empêcher d'espérer la fusion, à moins que le plaisir qu'ils éprouvaient n'atteignent le paroxysme trop tôt. Il n'était qu'une marionnette à la charge de cet homme. Il n'était qu'une marionnette amoureuse de cet homme. Il n'était qu'une marionnette amoureuse de Jared.

Excitation, désir, envie d’aller plus loin, toujours plus loin. Jared ne pouvait que subir et intensifier les bienfaits de la passion partagée avec Félix. Ce dernier lui montrait mille et une facettes du bonheur éphémère et le maléfique ignorait encore par quel courage il réussit à s’en démêler pour une autre position. Il ressentait le désir qui filait dans la tête de son partenaire, ce qui l’aidait beaucoup à accroître le sien. Pire encore, il lui suffisait de se concentrer un peu pour apercevoir les fantasmes du bénéfique qui, soit dit en passant, convenaient très bien aux envies du méchant. L’autre se débrouillait merveilleusement bien. Le strip-teaseur exprimait son plaisir à rythmes irréguliers, soufflant un peu fort et ne cherchant plus à retenir aucun de ses muscles. Déhanchement continu, grognements qui devenaient des gémissements, et tout en se délectant du spectacle que lui offrait son compagnon à ce moment. Il s’en était alors fallu de peu pour que le maléfique laisse le désir le submerger en cet instant au point de se lâcher totalement. Il avait l’impression d’avoir un contrôle total sur à peu près tout, ce qui lui plaisait énormément. Bien sûr, dans ses propres fantasmes, il se surprenait à y mettre en scène un Félix plus combatif qui se débattait pour certaines choses. Mais dans l’esprit d’un sociopathe, la violence était présente à peu près partout, surtout lorsque l’un des protagonistes s’avérait être le souffre-douleur « favori » du malade mental. Et Jared était un malade mental.

La bataille continua dans un fougueux baiser, le premier depuis l’épisode du gouffre d’ailleurs. Jared joua avec leur virilité, prenant plaisir à s’électrocuter sur l’anguille électrique de son ennemi. Il poursuivait ses mouvements de bassin, comme s’il cherchait à se fondre en son partenaire sans bien savoir comment il devait le faire. Car s’il paraissait aussi confiant et entreprenant, il ne fallait pas oublier que ce tordu avait l’habitude d’avoir en face de lui une créature à mamelle dans laquelle s’oublier, et non un second mâle. Tandis qu’il quittait ses lèvres pour sa gorge, ses soupirs de plus en plus bruyants parce qu’il avait accéléré les mouvements là-dessus, il put capter beaucoup plus nettement les fantasmes de Félix. S’il y cédait, il risquait de prendre d’autant plus d’assurance jusqu’à devenir volontairement brutal. Car plus Jared était confiant, moins il avait peur d’être violent. Cependant il savait qu’il serait aussi insatisfait que son compagnon de s’abandonner de suite. Alors il lâcha l’épée du génie, et la sienne de surcroît, pour poser ses deux mains sur les fesses fermes de son amant. Sans même retirer sa tête de la gorge de ce dernier, il le retourna comme une crêpe – de force ou non – et le poussa d’un coup plus brusque pour le forcer à garder son torse contre le mur. Ses lèvres se trouvaient maintenant derrière la nuque de Félix, et il le mordit à plusieurs reprises pour modeler sa peau comme une pâte. Son nombril contre le dos de son partenaire, sa virilité tendue se frottant contre les fesses du professeur, il la laissa baver un peu à ce niveau tandis que ses mains exploraient la même zone. Il tripota le popotin de Félix, parcourut sa tranchée comme il l’avait fait la veille puis, après avoir préparé comme il pouvait le terrain, finit par y faire rentrer son épée avec plus de facilité que la première fois.

Il poussa un gémissement de plaisir et ferma les yeux pour savourer pleinement l’onde électrique qui parcourut chaque partie de son corps en détail. Il n’y avait plus de mot pour définir son plaisir. Il était tellement excité qu’il dut même s’immobiliser un court moment pour ne pas se lâcher sous l’émotion. Mais il reprit plus calmement, laissant ses ondulations de bassin régler son plaisir maintenant sous quelques grognements rauques. L’une de ses mains partit caresser les cuisses de son amant tandis que l’autre appuyait sur le ventre de Félix. La poitrine de Jared appuya sur le dos de son compagnon en le reculant pour le pencher un peu en avant. La voilà, la fusion que Félix attendait probablement. Le sportif n’y allait pas très délicatement mais là encore, il était bien incapable de combler une envie de son amant sans essayer de lui montrer « qui était le chef », comme toujours. Encore une fois il avait ce besoin de prouver quelque chose. C’était idiot mais il avait toujours la faible impression de pouvoir sauver son honneur, en agissant ainsi. De plus, c’était aussi parce que l’agitation lui faisait plus d’effet que trop de douceur et de délicatesse. Comme il le disait lui-même : « La délicatesse, c’est pour les tapettes ! » Alors il donnait de grands coups de hanche vers l’avant, animé par la douce mélodie qu’ils aimaient pratiquer tous les deux : l’aller-retour. Une fois son amant un peu plus positionné selon sa convenance, il lâcha le ventre de Félix pour s’agripper au robinet et s’appuyer même un peu dessus pour accélérer comme il le voulait ses coups de bassin. C’était volontairement, que son autre main s’amusait à voyager tout autour de la virilité du génie, ne lui accordant que quelques effleurements. Il massait ses cuisses, caressait son ventre, touchait parfois du bout des doigts le capuchon tendu et retournait aussitôt aux cuisses. Parce qu’il n’y avait pas que Félix qui aimait frustrer son partenaire.